Le Sud-Est européen aux XIVe – XVIIe siècles Rev. Études Sud-Est Europ., LIII,
Le Sud-Est européen aux XIVe – XVIIe siècles Rev. Études Sud-Est Europ., LIII, 1–4, p. 33–69, Bucarest, 2015 À LA RECHERCHE DE NOUVEAUX CONTRIBUABLES : POLITIQUES PUBLIQUES DE COLONISATION RURALE AVEC DES « ÉTRANGERS » (VALACHIE ET MOLDAVIE, XIVe – XVIIe SIÈCLES)* LIDIA COTOVANU (ÉHÉSS/CRH, Paris) The princes of Walachia and Moldova ran, since the establishment of the two countries, a constant policy of rural colonisation with ‘foreigners’, supposed to tackle the demographic deficit and therefore the lack of agricultural labor as much as the need to increase the number of taxpayers. The main beneficiaries of the right to colonise new villages were the nobility and the church. The article shows that most of the secular colonisers were themselves aliens, the decedents of aliens or relatives of migrants, while the monasteries involved in this practice were for the most part dedicated like metochia to orthodox ‘Holy Places’, administered by ‘alien’ monks. Keywords: migration, aliens, colonisation, rural, social networks, communal solidarity, dedicated monasteries. Plusieurs parmi les plus anciennes sources concernant la fondation des Principautés de Valachie et de Moldavie font remarquer la faible population des deux États nouvellement fondés. Aux dires de l’archidiacre Jean de Tyrnavia (1320–1395), « Bogdan, le voïévode des Valaques de Maramureş, après avoir rassemblé les Valaques de ce district, est passé secrètement dans le pays de Moldavie, qui était soumis à la couronne de Hongrie, mais qui, à cause du voisinage avec les Tatares, était depuis longtemps vidé de ses habitants. Et malgré le fait qu’il avait été plusieurs fois combattu par l’armée du roi en personne, du fait de la croissance graduelle du nombre de ses habitants valaques, le pays se développa en tant qu’État »1. * Le texte de cet article est tiré, avec corrections, compléments et autres modifications, de ma thèse de doctorat Migrations et mutations identitaires dans l’Europe du Sud-Est (vues de Valachie et de Moldavie, XIVe – XVIIe siècles), soutenue le 4 avril 2014, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, chapitres I.5.1 et I.5.2 : voir L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 2014, mis en ligne le 30 avril 2015. URL : http://acrh.revues.org/6165 ; DOI : 10.4000/acrh.6165. 1 Apud Maria Holban, « În jurul „cronicii” arhidiaconului Ioan de Târnave şi informațiile privind pe români », Anuarul Institutului de Istorie « Al. Xenopol », Iaşi XXI (1984), p. 99–100. Lidia Cotovanu 2 34 Un siècle plus tard, c’est le chevalier bourguignon Walerand de Wavrin qui signalait, à propos de la Valachie, que le prince Vlad le Diable (1437–1442, 1444– 1447) « avoit un grant et spaciaux pays, mal peuplé en aulcunes marches »2. Simion Dascălul, de son côté, affirme, dans ses interpolations à la Chronique de Grigore Ureche (XVIIe siècle) : « Notre langue, [ou plutôt] notre dialecte, est également un composé de plusieurs langues. Bien que nous descendions des Romains, elle s’est mélangée aux idiomes des peuples voisins et leur a emprunté beaucoup de mots. Notre pays fut comme un lieu ouvert à tous, nos voisins ont pu venir s’y établir ; notre langue s’est imprégnée des leurs »3. Les chroniqueurs du XVIIe siècle enregistrent l’écho lointain d’une première colonisation des Principautés, au tout début de leur fondation, avec des « étrangers » arrivés des régions voisines. Grigore Ureche signale qu’un certain Eţco « apiculteur », dès qu’il a vu la descente des Maramureşeni (habitants de Maramureş, en Transylvanie) en Moldavie, « il s’est vite rendu dans le Pays polonais et il a amené beaucoup de Russes et les a installés sur la rivière de Suceava, en haut, et sur le Siret, dans les environs de Botoşani. Ainsi les Roumains [orig. românii] se sont étendus vers le bas et les Russes vers le haut. Puis la ville de Baia a été fondée par des Saxons qui étaient des potiers, alors que Suceava a été fondée par des fourreurs hongrois… »4. Le propos est semblable chez Miron Costin : « Ici les habitants coulent de toute part comme les eaux… Il n’y a pas d’autre pays qui ait été colonisé aussi vite dans ses propres frontières […]. Au cours de quelques années seulement, tous les lieux et les champs ont été peuplés, jusqu’au Danube et au Dniestr, les gens ont rempli tous les champs traversés par les rivières jusqu’à la mer Noire. Dragoş, plein d’élan, a 2 N. Iorga, Jean de Wavrin, La campagne des croisés sur le Danube (1445) (extrait des « Anciennes Chroniques d’Angleterre »), Paris 1927, p. 79–80 ; Călători străini despre Ţările române, I, éd. M. Holban, Bucarest 1968, p. 112–113 (trad. roum.). 3 Chronique de Moldavie depuis le milieu du XIVe siècle jusqu’à l’an 1594 par Grégoire Urechi, fasc. I, éd. É. Picot, Paris 1885, p. 11–12 ; Letopiseţul Ţării Moldovei până la Aron Vodă (1359–1595), întocmit după Grigorie Ureche vornicul, Istratie logofătul şi alţii de Simion Dascălul, éd. C. Giurescu, Bucarest 1916, p. 7. 4 Letopiseţul – Ureche, p. 15. À propos de Iaţco et des villages qu’il dut coloniser avec des paysans amenés de Pologne et de Russie, voir M. Cazacu, « À propos de Iaţco de Suceava : entre le mythe et la réalité », dans Istoria ca lectură a lumii. Profesorului Alexandru Zub la împlinirea vârstei de 60 de ani, Iaşi 1994, p. 104–106 ; O. Pecican, « “Eţco prisăcarul” sau cum au participat rutenii la întemeierea Moldovei », dans idem, Troia, Veneţia, Roma. Studii de istoria civilizaţiei europene, Cluj-Napoca 1998, p. 282–290. 3 À la recherche de nouveaux contribuables 35 disséminé les Roumains dans les champs, les artisans saxons et les Ruthènes auprès des montagnes, ses valets d’armes [orig. slujitori] vers les champs d’en bas. Il a trouvé de la place aussi pour les fermiers ruthènes de Pocoutie et de Podolie […]. Presque toutes les villes ont été fondées par les Saxons et toujours eux, de concert avec les Hongrois, y ont implanté la culture de la vigne »5. Selon la Chronique des Cantacuzène, le légendaire fondateur de la Valachie, Radu Negru, « […] s’éleva avec toute sa maison et multitude de peuples : Roumains, Catholiques [orig. papistaşi], Saxons, des gens de tout genre, et tous descendirent le long de la rivière Dâmboviţa et commencèrent à ériger un nouveau pays »6. Les signataires de ces quelques échos tardifs concernant la fondation des Principautés de Valachie et de Moldavie semblent ne pas manifester des complexes pour le fait que tant de voisins – Russes, Saxons, Hongrois et autres Catholiques – ont participé au peuplement urbain et rural des deux pays nouvellement fondés. Même si les propos des chroniqueurs sont enveloppés d’un air légendaire et tiennent d’une mémoire collective approximative et culturellement entretenue (selon la formule de J. Assmann) plutôt que d’une documentation rigoureuse, ils contiennent tout de même des consistantes graines de vérité. Henri H. Stahl a tâché de montrer que les voïévodes fondateurs des Principautés, arrivés de Transylvanie, ont trouvé dans les plaines valaques et dans l’espace situé à l’Est des Carpates un étendu réseau de villages, libres ou soumis à des petits seigneurs locaux7. On remarquera tout de même la tendance de l’auteur d’éclipser le déficit démographique dans l’espace valaque et moldave et, par conséquent, de minimiser les actions de colonisation rurale menées par les princes des deux pays, tout au long des XIVe – XVe siècles et plus tard encore, jusqu’au début du XIXe siècle8. Au contraire, Petre P. Panaitescu estime que les souverains 5 Voir Miron Costin, Opere, éd. P.P. Panaitescu, Bucarest 1958, p. 233, qui est au courant du déficit démographique de sa propre époque, puisqu’il signale que le prince Miron Barnovschi « a accordé des franchises de colonisation, en y appellant des gens du Pays Polonais et ainsi le pays s’est rempli de gens en peu de temps » : ibidem, p. 75. Affirmation pareille chez Ion Neculce, Letopiseţul Ţării Moldovei şi O samă de cuvinte, éd. I. Iordan, Bucarest 1955, p. 216, à propos de la campagne lancée par Antioh Cantemir (1695–1700) en Moldavie pour repeupler les villages déserts. 6 Istoria Ţării Româneşti (1290–1690). Letopiseţul Cantacuzinesc, éds. C. Grecescu, D. Simonescu, Bucarest 1960, p. 2. 7 H.H. Stahl, Contribuţii la studiul satelor devălmaşe româneşti, I, Consideraţii de ocol, structuri teritoriale şi tehnici agricole, Bucarest 1958 ; idem, Contribuţii la studiul satelor devălmaşe româneşti, II, Structura internă a satelor devălmaşe libere, Bucarest 1959 ; idem, Contribuţii la studiul satelor devălmaşe româneşti, III, Procesul de aservire feudală a satelor devălmaşe, Bucarest 1965. 8 H.H. Stahl, Contribuţii la studiul satelor devălmaşe, III, p. 40, où l’auteur considère que la colonisation rurale dans les Principautés n’a pas dépassé le caractère d’une repopulation des villages déserts. Lidia Cotovanu 4 36 des lieux ont développé une vaste œuvre de colonisation rurale, l’élément allogène (au sens géographique du terme, « nés ailleurs ») y détenant une place considérable9. Certains linguistes sont arrivés à une conclusion semblable10. Plus récemment, il a été établi que « l’inventaire des sites archéologiques met en évidence le fait que, jusqu’au milieu du XIVe siècle, cette région [i.e. la Moldavie du Sud] ne connaissait pas uploads/Geographie/ a-la-recherche-de-nouveaux-contribuable 1 .pdf
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- Publié le Oct 04, 2022
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