ARGOT COMMUN DES JEUNES ET FRANÇAIS CONTEMPORAIN DES CITÉS DANS LE CINÉMA FRANÇ
ARGOT COMMUN DES JEUNES ET FRANÇAIS CONTEMPORAIN DES CITÉS DANS LE CINÉMA FRANÇAIS DEPUIS 1995: PRATIQUES DES JEUNES, REPRISES CINÉMATOGRAPHIQUES ET ENJEUX POUR LA FRANCOPHONIE ALENA PODHORNÂ-POLICKÂ1 ET ANNE CAROLINE FIÉVET2 1. Introduction Partant de l'hypothèse que le cinéma contemporain français reflète à la fois l'évolution de la société et l'évolution du langage des jeunes, nous avons analysé trois films sortis en salles à des dates différentes, avec un intervalle pour chacun d'environ cinq ans, et qui ont comme thème commun les jeunes des cités de banlieue : Raï (réalisé par Thomas Gilou, 1995), La Squale (réalisé par Fabrice Genestal, 2000) et Sheitan (réalisé par Kim Chapiron, 2006). Le choix de ce sujet a été principalement fondé sur un questionnement autour de l'état de la lexicographie actuelle tout d'abord dans la perspective de pouvoir appliquer les résultats au FLE mais aussi, plus largement, d'examiner les enjeux pour la francophonie, compte tenu du fait que l'Île-de-France est considérée comme un «vivier» pour les innovations lexicales. Pour les linguistes, les scénarios des films deviennent au cours du temps une source précieuse de «conservation» de la langue parlée d'une 1 Université Masaryk de Brno, République tchèque. Ce travail a bénéficié du soutien de l'Agence des subventions de la recherche de la République tchèque (projet de recherche n°405/09/P307 L'expressivité dans l'argot des jeunes sur fond de problématiques autour de la quête de l'identité individuelle et groupale). 2 Université Paris Descartes. 78 Argot Commun des jeunes et français époque concrète, même s'il ne s'agit pas du langage tout à fait spontané. Ces sources, qui rendent possibles des recherches dans 1' optique de la synchronie dynamique martinetienne, sont encore plus chères aux argotologues qui s'intéressent en particulier aux niveaux sub-standard de la langue. Le fait que certains lexèmes soient mis à la mode et tombent en désuétude, suite à l'effacement de leur expressivité, entraîne une dynamique de circulation du lexique néologique qui est la caractéristique la plus pertinente de tout lexique non normé. Le lexique employé par les jeunes protagonistes ainsi que les nombreuses allusions socio-culturelles que les films de banlieue permettent de conserver et de visualiser, présentent un matériel didactique incontournable pour les enseignants de FLE qui veulent présenter cette réalité française à leurs étudiants qui ne la connaissent pas du tout (ou très vaguement) et n'ont pas de modèle comparable dans leur pays 3 • Notons d'ailleurs qu'il serait également intéressant d'observer ces pratiques auprès de jeunes qui ne sont pas originaires de l'Île-de-France. La cinématographie française voit apparaître, à partir de la moitié des années 1990 4 , une nouvelle vague de films qui ciblent la jeunesse multiethnique issue de l'immigration vivant dans les quartiers dits sensibles, souvent en périphérie des grandes villes. Ce courant, surnommé «films de banlieues» , compte, d'après nos observations, une vingtaine de longs métrages, dont les plus connus sont La Haine et L'Esquive6• 3 En République tchèque, par exemple, l'égalitarisme proclamé pendant les 40 ans de communisme n'a pas encore cédé aux 20 ans de capitalisme. Des différences socio-économiques commencent à seulement à apparaître entre les différentes couches de la société et le pays ne commence que très lentement à accueillir une immigration plus massive. Les HLMs des banlieues sont peuplés par toutes les couches de la population et n'ont généralement pas l'image de «ghettos»; le modèle français est connu grossièrement par l'intermédiaire des médias qui en parlent uniquement dans le contexte des émeutes. L'année 1995 a été très féconde pour la sortie des films de ce genre (La Haine, Bye Bye, Rai; Krim, État des lieux). 5 Certains films, comme Sheitan ou Le ciel, les oiseaux ... ta mère!, se déroulent hors des cités des banlieues françaises, mais les protagonistes portent des marqueurs discursifs propres aux jeunes issus des quartiers défavorisés, liés par un fort sentiment identitaire. 6 Le recensement le plus complet, à notre connaissance, se trouve sur le blogue consultable à l'adresse suivante: http://lesfilmsdebanlieue.blogs.allocine.fr/. Dans le cadre du projet de recherche mentionné ci-dessus, une « bibliothèque électronique» des films de banlieues (ainsi que des films «des jeunes>>) est en train d'être constituée à l'Université Masaryk. Alena Podhoma-Policka et Anne-Caroline Fiévet 79 Tandis que Raï et La Squale sont centrés sur la vie des adolescents, sur la découverte de la sexualité et sur la place que chacun occupe dans une cité, le film Sheitan est plus proche du film d'horreur et raconte le séjour d'un groupe de jeunes des quartiers dans une maison de campagne où habite un étrange personnage incarné par l'acteur Vincent Cassel7. Raï et La Squale s'inspirent plutôt de la vie quotidienne en banlieue: à la fin de Raï, des émeutes sont déclenchées suite à la mort d'un jeune de la cité, ce qui fait écho aux émeutes de 2005. La Squale réagit au scandale des « tournantes » et se concentre sur les relations interpersonnelles en banlieue, notamment sur la position des filles/femmes. Quant à Sheitan, il traite indirectement de certaines violences qui peuvent exister dans les quartiers, qu'il s'agisse de violences verbales ou physiques. Notre critère de sélection pour les trois films a été l'année de leur sortie car nous souhaitions étudier le lexique à lO ans d'intervalle. De plus, nous avons sélectionné trois films qui n'ont pas connu un succès trop marquant en salle. C'est pourquoi nous avons consciemment écarté les «films cultes », tels que La Haine (1995, de Mathieu Kassovitz ; avec Vincent Cassel), Le ciel, les oiseaux ... ta mère! (1999, de Djamel Bensallah; avec Djamel Debbouze et Lorànt Deutsch) ou même, L'Esquive (2004, d' Abdellatif Kechiche ; avec Sara Forestier), même si ces films entrent parfaitement dans notre critère chronologique. Non seulement les films cultes ont déjà fait l'objet d'analyses sociolinguistiques, mais nous avons également souhaité éviter de tomber sur un lexème déjà figé dans le langage des jeunes qui aurait pu être repris de ce film culte. L'objectif du présent article est d'analyser le mouvement circulaire entre les films et différents sociolectes des jeunes. Notre travail s'inscrit dans le cadre de l'argotologie8, discipline ayant pour but la description formelle et fonctionnelle des sociolectes, allant des micro-argots aux argots communs. En ce qui concerne les sociolectes générationnels, que l'argotologie préfère dénommer « argots des jeunes », la situation française est assez complexe. En supposant l'existence d'un stock lexical ayant une valeur identitaire pour tous les jeunes Français, cet « argot 7 Sheitan (chétane ou shatan ou shitan) signifie «diable» et vient de l'arabe et de l'arabe dialectal maghrébin (Goudaillier, 2001 : 95, 254). 8 L'argotologie est une discipline intermédiaire entre la sociolinguistique et la lexicologie. Il faut notifier que la notion d'argot est comprise dans le sens large, moderne du mot, c'est-à-dire comme tout lexique utilisé/créé par un réseau de communication cohérent et qui est chargé d'expressivité. Dans cette acception moderne du terme sinon très polysémique, le lexique « argotique » remplit notamment les fonctions conniventielle et identitaire. 80 Argot Commun des jeunes et français commun des jeunes >> 9 est un sociolecte fondé sur l'opposition au mode d'expression des adultes. Or, dans la France actuelle, on observe une certaine «scission» (qui s'opère parfois plus sur le plan symbolique que pratique) dans le cadre des sociolectes générationnels. Cette scission, qui distingue la jeunesse des milieux plutôt aisés et les locuteurs du « français contemporain des cités», est fondée sur le critère d'auto-identification avec la «culture des rues » 10 de ces derniers. Grâce à l'influence des médias, les micro-argots des quartiers sensibles semblent former une intersection communément reconnue, définissable comme « argot commun des jeunes des cités », un sociolecte qui, dès son émergence, a provoqué des polémiques terminologiques II_ 9 Désormais abrégé en ACJ. Nous l'envisageons dans un prolongement de l'argot commun, défini par Denise François-Geiger (1989: 84) comme l'argot usuel« qui est constitué de termes anciens, éventuellement revivifiés, de termes récents plus ou moins spécialisés, empruntés aux argots les plus divers, de termes à la mode [ ... ] et qui tend à s'infiltrer dans la langue commune, populaire ou non». Le terme d'argot commun peut être rapproché du slang des États-Unis. Le lexique usuel dans l' ACJ est donc connu par tous les jeunes Français grâce aux médias nationaux et il porte des connotations identitaires générationnelles. Dans l'enseignement du FLE, il faut se concentrer sur ce type de vocabulaire qui, par sa fréquence d'usage élevé et pour son «utilité >> dans la communication des jeunes étrangers avec leurs pairs français, est certainement à mettre en relief afin d'éviter les situations d'incompréhension dues à leur connaissance d'un français trop académique, ce qui pourrait les conduire à se sentir exclus du groupe, à se sentir en insécurité linguistique. 10 Cf les travaux de l'ethnologue D. Lepoutre (2001: 119-187) inspirés de ceux de W. Labov. Une des motivations des jeunes pour s'identifier avec celle-ci peut être le lieu de domicile (quartier défavorisé), la situation socio-économique précaire ou, le plus souvent, l'origine étrangère. A l'époque du rôle unificateur de la télévision nationale et des chats sur Internet, la résidence dans une zone urbaine n'est plus un critère uploads/Geographie/ argot-commun-des-jeunes.pdf
Documents similaires










-
51
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 20, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 4.6337MB