Brigitte Van Wymeersch L'esthétique musicale de Descartes et le cartésianisme I

Brigitte Van Wymeersch L'esthétique musicale de Descartes et le cartésianisme In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 94, N°2, 1996. pp. 271-293. Résumé Descartes n'a pas écrit de traité systématique d'esthétique, mais s'est exprimé à plusieurs reprises sur l'art et le beau dans des écrits concernant la musique. Depuis son premier écrit de 1618 — le compendium musicae — jusqu'au traité des passions de l'âme, il évolue d'une philosophie de l'art à tendance objective et intellectualiste, vers une esthétique plus subjective où le beau est une question de goût personnel: le beauté d'une œuvre musicale devient relative à l'émotion ressentie. Celle-ci appartient au domaine de l'union de l'âme et du corps, et ne peut être régie par la seule raison. C'est pour n'avoir pas compris la place exacte que Descartes assignait à l'émotion esthétique que les cartésiens, dont Rameau, ont trahi la pensée du philsophe sur le beau. Abstract Descartes wrote no systematic on aesthetics, but expressed views on art and the beautiful on a number of occasions in several writings on music. From his first treatise in 1618 — the compendium musicae — to the traité des passions de l'âme, he evolved from a philosophy of art with objective and intellectualist leanings towards a more subjective aesthetics in which the beautiful is a question of personal taste: the beauty of a piece of music becomes relative to the emotion felt. Such emotion pertains to the union of soul and body and cannot be directed by reason alone. It is because they did not grasp the precise place assigned by Descartes to aesthetic emotion that Cartesians, including Rameau, have betrayed his thought on the beautiful. (Transi, by J. Dudley). Citer ce document / Cite this document : Van Wymeersch Brigitte. L'esthétique musicale de Descartes et le cartésianisme. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 94, N°2, 1996. pp. 271-293. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1996_num_94_2_6989 L'esthétique musicale de Descartes et le cartésianisme Parler de la philosophie de l'art chez Descartes peut sembler une gageure. Le philosophe n'a en effet écrit aucun traité systématique d'esthétique. Cependant, il s'est exprimé à plusieurs reprises sur le beau et l'art dans plusieurs écrits concernant la musique. Son tout premier écrit est un abrégé de musique, le Compendium musicae, rédigé en 1618, à l'intention de son ami Isaac Beeckman, savant hollandais féru de musique. Par la suite, Descartes aborde à plu sieurs reprises dans ses œuvres et sa correspondance des sujets musicaux à propos desquels il développe une philosophie de l'art. La musique a donc été le moteur de la réflexion esthétique chez Descartes. Bien plus, cette réflexion n'atteint sa forme la plus mûre qu'après approfondissement de données techniques et acoustiques, car sa pensée sur l'art, loin d'être figée, connaît, de 1618 à 1650, une profonde évolution, qui le mène d'une esthétique à tendance dite «classique» à une esthétique plus subjective. Que Descartes ait pu développer une philosophie de l'art subjecti- viste contraste avec l'opinion communément admise et véhiculée par les cartésiens du xvue et du xvme siècles, selon laquelle la seule philoso phie de l'art que Descartes aurait pu développer est un «cartésianisme esthétique», ou une «esthétique rationnelle», dans laquelle la raison domine et explique tous les phénomènes, jusques et y compris la per ception, l'émotion et le plaisir esthétiques. La première partie de mon étude examinera l'originalité mais aussi l'ambivalence du Compendium musicae. Dans une deuxième partie, nous verrons comment l'évolution esthétique de Descartes l'amène à envisager la beauté d'une œuvre musicale sous l'angle des passions qu'elle suscite, ce qui lui interdit de soumettre le beau musical à une analyse rationnelle. Cette perspective n'a pas été perçue par les cartésiens, qui ont déformé ou méconnu profondément sa pensée sur le beau, ce que nous montrerons dans la troisième partie. 272 Brigitte Van Wymeersch 1. Le «Compendium musicae» Le Compendium musicae est un écrit ambigu. Certains historiens l'ont jugé insignifiant sur le plan musical et esthétique1. Il reprend en effet des théories traditionnelles, largement développées dans les écrits du xvie siècle. Cependant, une analyse plus profonde révèle son impor tance dans l'histoire de l'esthétique musicale et de la pensée cartésienne. Car Descartes insère les théories anciennes dans un cadre épistémolo- gique nouveau, les coupant du discours métaphysique et cosmologique qui les soutenait jusque-là. Cette insertion d'un discours traditionnel dans une épistémologie qui ne l'est pas, fonde à la fois l'originalité de cet ouvrage et son ambiguïté. Descartes base son étude de la musique sur la théorie pythagoricienne du son. Il calcule les différentes hauteurs sonores sur base de la division du monocorde, et établit une hiérarchie des intervalles en fonction de leur per fection numérique. Cette prise de position en faveur de la théorie arithmé tique de la musique, fondée sur l'adéquation du son et du nombre, s'ex plique notamment par les circonstances de composition du traité. Lorsqu'il rédige V Abrégé de musique, Descartes est âgé de vingt- deux ans. Il est loin d'avoir systématisé la méthode et la philosophie qui le rendront célèbre. Il s'intéresse à la musique à la suite de la rencontre qu'il a faite en novembre 1618, celle d'Isaac Beeckman2. Ce dernier 1 La liste des musicologues et historiens qui ont déconsidéré ce petit traité serait lon gue à établir. Citons comme exemple Fétis, un des fondateurs de la musicologie au xixe siècle, qui considérait cet écrit comme «peu digne du nom de son auteur» (Fr. J. Fétis, «Descartes», in Biographie Universelle des Musiciens, 2e éd., Paris, 1874, rééd. Bruxelles: Culture et civilisations, 1972, vol. III, p. 3). Plus près de nous, H. F. Cohen tient l'Abrégé pour représentatif de la culture de la renaissance: «No musico-scientific work of a major participant in the Scientific Revolution adheres so closely to the Renaissance style of musical theorizing as Descartes' little treatise (..). Descartes' Compendium musicae can best be defined as 'Zarlino, more geo metrico'» (H. F. Cohen, Quantifying music. The Science of Music at the First Stage of the Scientific Revolution, 1580-1650, Dordrecht- Boston-Lancaster: Reidel Publishing Company, 1984, p. 163). 2 On sait que l'influence d'Isaac Beeckman (1588-1637) sur Descartes fut très posi tive. Ainsi un an après leur première rencontre, Descartes lui dira: «Vous seul m'avez retiré de mon désœuvrement et fait ressouvenir de ce que j'avais appris et qui m'était maintenant presque échappé de la mémoire: quand mon esprit s'égarait si loin des occu pations sérieuses, vous l'avez ramené sur la bonne voie». (Descartes, Lettre à Beeckman du 23 avril 16 19, in Correspondance, publiée avec une introduction et des notes par Ch. Adam et G. Milhaud, Paris: Alcan, 1936, tome I, p. 14). L'esthétique musicale de Descartes et le cartésianisme 273 considère la théorie musicale comme un domaine d'application privilé gié de sa nouvelle méthode d'appréhension du réel, méthode qu'il quali fie de «physico-mathématique»3. Cette approche physique de la musique dans laquelle le son est défini par le nombre de ses ictus, de ses «tremblements», est résolument neuve4. Descartes la mentionne dans son compendium mais ne la déve loppe pas5. Il reste attaché à une tradition de calcul des hauteurs sonores basé sur la division de la corde. Et son but, en rédigeant Y Abrégé de musique pour Beeckman, est de lui exposer à sa façon cette tradition. Certes, son écrit est «imparfait et semblable à l'ourson qui vient de naître», mais il n'en comporte pas moins «certains traits de <son> esprit»6, et ce sont ces «traits» cartésiens qui vont donner à l'œuvre toute sa valeur. Après avoir défini l'objet et la fin de la musique, Descartes présente dans les remarques préliminaires des éléments esthétiques très classiques où l'unité, l'harmonie, la mesure et la proportion sont les critères de la beauté. Ainsi, «tous les sens sont capables de quelque plaisir» pour peu que son objet lui soit proportionné, et qu'il puisse l'appréhender de façon 3 Isaac Beeckman note dans son Journal que Descartes est le premier à qui il parle de cette théorie et que celui-ci se montre enthousiaste. Peu après leur première rencontre, il écrit: «Ce poitevin a fréquenté beaucoup de Jésuites, et autres hommes savants et cul tivés. Il dit cependant qu'il n'a jamais rencontré personne, à part moi, qui use, ce dont je me réjouis, de ce mode d'étude et joigne exactement la physique avec la mathématique. Quant à moi, je n'ai jamais parlé à personne, si ce n'est à lui-même, de ce mode d'étude» (I. Beeckman, Journal, publié par C. De Waard, La Haye: Martinus Nijhoff, 1939, vol. I, p. 237). 4 Beeckman est un des premiers savants à établir une hiérarchie des consonances musicales sur base de leur fréquence relative. C'est dans ce cadre qu'il énonce et démontre la loi de la vibration des cordes que Mersenne reprendra en 1636 dans son Har monie universelle (M. Mersenne, Harmonie universelle, Paris, 1636, Livre troisième du mouvement des corps, Proposition I, p. 157, rééd. CNRS, 1965-1975) (H. F. Cohen, Quantifying music..., p. 75-78; Costabel, La loi des cordes vibrantes, in Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, trad, de J.-L. Marion, La Haye: Martinus Nijhoff, 1977, Annexe V, uploads/Geographie/ article-phlou-0035-3841-1996-num-94-2-6989.pdf

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