Le sens du territoire (l’identification géographique en sociolinguistique) 61 C

Le sens du territoire (l’identification géographique en sociolinguistique) 61 Cécile Bauvois Thierry Bulot Le sens du territoire L’identification géographique en sociolinguistique. I. INTRODUCTION 1.1. Identifier la « parole accentuée1 » La parole, au-delà et au sein de la fonction de communication, revêt, au travers de ce qu’on nomme généralement « l’accent », le rôle d’un indicateur social certes pour ceux qui en sont les acteurs, mais surtout pour ceux qui l’écoutent ou l’entendent. Qui ne sait pas identifier -sans présumer de la qualité de l’identification- un locuteur par rapport à l’écart entre ses propres comportements linguistiques et ceux d’autrui ? Le sens du territoire (l’identification géographique en sociolinguistique) 61 Les faits variationnels sont démontrés et leur perception différenciée par des auditeurs constitue un des possibles objets de recherche du sociolinguiste : mise en mots, cette perception peut être intuitivement reconnue comme problématique par les membres d’une communauté ou d’un groupe social. Identifier l’autre au travers de sa façon de parler ne signifie ni qu’on le côtoie nécessairement, ni qu’on interagit obligatoirement avec lui, ni qu’on le stigmatise toujours. C’est par contre poser, dans le même moment, sa propre identité en tant que référence, pour tout ce qu’elle montre de semblable ou de différent. 1.2. Le rapport à l’espace Ce qui nous intéresse plus précisément est l’identification dans son rapport -sans doute dialectique- à l’espace : nécessairement lourde de social2, elle est l’œuvre de locuteurs invariablement acteurs de leur discours identitaire. La dimension identitaire de l’espace étant ainsi conçue et représentée, celui-ci devient territoire. En effet, en termes de questionnement, nous posons que faire identifier la « parole accentuée » de citadins notamment par des citadins, ou plus globalement un locuteur par d’autres locuteurs, revient à travailler un territoire3 plus social que géographique où l’autre est plus celui dont on se représente la façon de parler que celui avec lequel on parle effectivement. Revue Paroles, 5/6 62 II. IDENTIFICATION, ÉVALUATION ET INDIVIDUATION : DE L’ESPACE AU TERRITOIRE 2.1. Le concept Sur ce dernier point, même si le concept de territoire pose à lui seul beaucoup de questions, il importe de préciser ce que nous entendons par identification et notamment les rapports du concept avec deux autres termes forts du domaine : l’évaluation et l’individuation. Relever un écart (ou son contraire) ressortit, il est vrai, potentiellement tant à l’un qu’à l’autre des deux concepts. On peut penser qu’identification et évaluation s’inscrivent dans un processus identitaire commun : en tant que l’un des mécanismes de la construction de l’identité, l’identification pourrait ne faire sens pour les locuteurs que si elle peut s’élaborer à partir d’évaluations préalables. Cependant, d’un point de vue méthodologique et a fortiori sociolinguistique, il peut s’agir de moments distincts. L’évaluation caractérise la relation des acteurs sociaux à la norme ou à la forme d’énoncés (les leurs ou ceux d’autres personnes) : c’est au travers de cette relation, que l’on appréhende tant les opinions de l’auditeur que ses attitudes4. De manière proche mais remarquable, l’identification, pour ce qui concerne notre domaine de recherche, va davantage concerner le mouvement qui va faire s’approprier ou faire se différencier un locuteur ou un groupe de locuteur par rapport à un autre sur la base de reconnaissance de marqueurs linguistiques posés comme identitaires. Identification et individuation5 relèvent de la même construction identitaire : en effet, par la reconnaissance d’une façon de parler chez autrui, un locuteur fait montre de ce processus de différenciation (voire d’annexion) qui au final (sauf masquage, simulation ou ruse divers) révèle que lui même parle différemment. En identifiant autrui, le locuteur (re)construit ainsi Le sens du territoire (l’identification géographique en sociolinguistique) 63 sa propre identité sociolinguistique. Dans le mouvement qui transforme l’espace (déjà socialement construit et sans cesse en renégociation par les acteurs) en territoire comme facteurs identitaires, il faut à notre avis reconnaître l’action de l’individuation. En revanche, et c’est pour l’heure notre objet6, dans la signalétique même du territoire, c’est davantage l’identification qui est en question : les limites et frontières territoriales sont ainsi posées. 2.2. Les sites de l’identification Il nous faut dire que cet article est né d’une rencontre fortuite de pratiques de recherche. Les enquêtes menées par l’équipe de Rouen (1997, 1998, 1999)7 et par celle de Mons (1992, 1994, 1995, 1996, 1997, 1999) se rejoignent sur le terrain urbain et sur une technique commune (faire identifier des locuteurs par des juges auditeurs qui disposent pour ce faire de seuls échantillons sonores). Elles diffèrent cependant sur un point essentiel : à Rouen, l’autre à identifier est Rouennais car il s’agit de travailler sur les représentations sociolinguistiques que les seuls Rouennais ont de leur ville en tant qu’espace énonciatif ; alors que pour Mons, les réponses attendues tant sur le terrain belge que sur le terrain africain dépassent toujours le terrain de la ville. Sur les deux sites, ce qui nous a intéressés est l’identification en tant que telle (dans son rapport au territoire donc au sentiment Revue Paroles, 5/6 64 identitaire), centrale à nos recherches, et non pas celle constitutive de toute investigation pourtant sur l’évaluation8 des pratiques langagières. III. DES RECHERCHES SUR L’IDENTIFICATION Les travaux relevant de l’identification sont peu nombreux. Citons une recherche sur le parler urbain havrais (Hauchecorne et Ball, 1997) et une autre ayant l’anglais pour langue cible (Giles et Bourhis, 1970 - cités par Fasold, 1984). Tant à Rouen qu’à Mons, les travaux qui s'attachent particulièrement à l'identification portent en majeure partie sur la langue française (Moreau et Brichard, 1994 ; Moreau, Thiam et Bauvois, 1997 ; Tsekos, Bulot et Grosse, 1996 ; Bauvois, 1996 ; Bauvois et Diricq, 1999 ; Moreau, Brichard et Dupal, 1999) et la langue wolof (Juillard, Moreau, Ndao et Thiam, 1994). Le fait que la langue française connaisse, tout comme l’anglais, diverses variétés géographiques est une réalité bien présente dans le discours épilinguistique des usagers, qu'ils soient Belges, Sénégalais ou Français. Au Sénégal, cette différenciation est vraie non seulement pour les variétés du français (Moreau et Thiam, 1995), mais aussi pour celles du wolof, lequel est réputé porter le marquage identitaire des ethnies aussi bien que des régions (Juillard et al., 1994 ; Moreau et Thiam, 1995). En France, les travaux de l'équipe de Rouen ont plus particulièrement porté sur l'identification géographique des variations sociolinguistiques au sein de la ville de Rouen (Tsekos et al., 1996 ; Bulot, 1998) ; le parler urbain local étant considéré comme potentiel- Le sens du territoire (l’identification géographique en sociolinguistique) 65 lement porteur de trois types de marquage identitaire : régional (normand), ethnique (principalement maghrébin et africain) et urbain. IV. DES MÉTHODOLOGIES 4.1. Les locuteurs et les juges Les locuteurs sont sélectionnés de façon systématique selon leur origine géographique : pour les enquêtes belges, il doivent avoir vécu au moins les 4/5èmes de leur vie dans la ville où ils sont nés. Les enquêtes sur le terrain africain ont fait appel à des étudiants universitaires ou à des lycéens. Celles liées au terrain belge ont utilisé aussi bien des échantillons de parole d’universitaires que de locuteurs ayant au plus un diplôme d'études professionnelles, partant du principe que c'est à la base de la pyramide sociale que la variation géographique est la plus forte, et que l'on peut en conséquence trouver la plus grande variation en termes d'accent (Trudgill, 1975)9 . À Rouen, les locuteurs sont des hommes adultes (dont la voix ne pouvaient induire ni la jeunesse ni la vieillesse, mais une certaine maturité) : ils ont été sélectionnés sur la base des critères suivants : être citadin, actif, monolingue, haut-normand depuis plus de 20 ans et de formation professionnelle manuelle ou intellectuelle. Les juges sont des étudiants universitaires ou des lycéens différenciés selon leur origine géographique ou ethnique (Juillard et al., 1994 ; Bauvois, 1996 ; Tsekos et al., 1996 ; Moreau et al., 1997 ; Bulot, 1998), ou encore des groupes de personnes différenciés selon leur niveau d'études et leur âge et ayant, comme les locuteurs, passé les 4/5èmes de leur vie dans la même ville (Bauvois et Diricq, 1999)10 . Revue Paroles, 5/6 66 4.2. Les enregistrements Dans tous les cas, les sujets sont enregistrés sur un thème sans rapport avec la recherche. Certains sujets ont à lire un texte d’actualité régionale et fortement inspiré d’une dépêche diffusée dans tous les médias régionaux (Tsekos et al., 1996 ; Bulot, 1998), d'autres ont à donner leur opinion concernant un chanteur populaire (Juillard et al., 1994), la réforme de l'orthographe (Moreau et al., 1997) ou le fait de fumer dans les endroits publics (Bauvois, 1996 ; Bauvois et Diricq, 1999). A Rouen, le texte a été choisi de telle manière qu'il contienne des traits phoniques qui peuvent être réalisés sous une forme normée ou sous une forme vernaculaire11 . Pour les recherches de l’équipe montoise, il s'agit d'obtenir des échantillons de parole centrés sur un sujet, qui sont après les échantillons de parole émotionnelle, les plus proches de la prononciation vernaculaire dans la mesure où ils se caractérisent par une faible attention au langage (Labov, 1966). Des enregistrements ainsi uploads/Geographie/ le-sens-du-territoire-l-identification-ge-ographique-en-sl.pdf

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