AVANT-PROPOS Philippe Nys Ce livre 1a été conçu et composé comme un montage de

AVANT-PROPOS Philippe Nys Ce livre 1a été conçu et composé comme un montage de plusieurs textes organisés et emboîtés autour d'un pivot central, le texte Landschaft, Paysage. Fonction esthétique dans la société moderne de Joachim Ritter, philosophe allemand, spécialiste d’Aristote et de Hegel, représentant du courant herméneutique et de la réhabilitation de la philosophie pratique2. Significativement inscrit dans ce contexte, ce texte, court et percutant, est une réflexion philosophique profonde sur le surgissement et les fondements du sentiment esthétique de la nature dans la tradition occidentale dont il situe et construit les enjeux historiques, théoriques, politiques et pratiques. Il prend son point de départ dans la lettre de Pétrarque relatant l’ascension du mont Ventoux (1335) - dans l’après coup comme on l’a dit à plusieurs reprises et non pas immédiatement après l’événement - , lettre rendue célèbre notamment par le commentaire de Jacob Burckhardt 3 évoqué par Ritter au début de son texte, il se poursuit par l’examen du contexte romantique du paysage à travers Alexandre de Humboldt et, surtout, un poème philosophique de Schiller, La Promenade (1795), pour s’achever sur la perspective d’une relation spécifique au monde - le sentiment du paysage tel que Georg Simmel l’a réfléchi dans un texte datant de 1913 4 - et sur le rôle d’un « organe » spécifique à la construction d’une société moderne, porteur et éveilleur d’une Stimmung, d’une disposition fondamentale de l’être-au-monde, incarnée par et dans l’art des jardins. La réflexion de Ritter s’achève ainsi sur la nécessité de développer des « organes spécifiques » dans le monde contemporain. Nous avons repris ici la traduction de Gérard Raulet parue dans la revue Argiles en 1978 et donnons la préface de Massimo Venturi Ferriolo (traduite par Saverio Ansaldi), philosophe italien, spécialiste des jardins et du paysage, qui a publié le texte de Ritter en italien en 19945. Nous avons accompagné ces propos philosophiques et théoriques sur le paysage des deux textes « littéraires » de Pétrarque et de Schiller, ceux-ci constituant deux scansions, deux tournants 1 Joachim Ritter, Paysage. Fonction de l’esthétique dans les sociétés modernes (1963), traduction de Gérard Raulet, Editions de l’Imprimeur, 1997. 2 Avec Hans-Georg Gadamer, Joachim Ritter a dirigé l’Archiv für Begriffsgeschichte. 3 Avec Nietzsche, Jacob Burckhardt, historien bâlois, est un des grands représentants de la critique de la modernité non pour affirmer une culture nationale allemande mais, au contraire, pour défendre les valeurs d’une culture européenne au sens d’un esprit universel, non au sens d’une entité géographique, voire politique qui ne peut être qu’un moyen au service d’une finalité sans fin, celle des valeurs ou d’une expérience esthétique. C’est bien la question que nous adresse aujourd’hui le paysage. 4 « Philosophie der Landschaft », Das Individuum und die Freiheit, Wagenbach, Berlin, 1984, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel dans La tragédie de la culture et autres essais, introduction de Vladimir Jankélévich, Petite bibliothèque Rivages, 1988, pp. 229-243. 5 Joachim Ritter, Paesaggio. Uomo e nature nell’età moderna, a cura di Massimo Venturi Ferriolo, Kèpos 6, Guerini e Associati, Milan, 1994. fondamentaux à partir desquels se construisent les analyses de Ritter ainsi que de gravures correspondant aux différentes étapes de ce parcours. Le grand intérêt de ce texte et des différents éléments sur lesquels il s’appuie réside en effet dans l’articulation d’ensemble qu’il propose au lecteur contemporain ainsi amené à penser, d’un seul tenant, les moments clé de la construction du paysage dans la tradition occidentale. La thèse de Ritter consiste à montrer que l’émergence du sentiment esthétique de la nature comme paysage naît d’un divorce, d’une séparation, entre l’homme et la nature. La fonction esthétique propre à la modernité s’est construite sur la perte de la conception théorétique d’Aristote et, à travers lui, de celle des Anciens Grecs qui conçoivent la nature comme totalité. Dans cette conception, le terme de théorie, theoria, doit être compris dans le même mouvement comme connaissance et comme contemplation. Regarder, c’est voir et c’est aussi connaître le tout comme tout. La position de Ritter renvoie à deux éléments : l’interprétation de la sphère de pensée et d’action des Grecs et la place d’une pensée du paysage comme expression de cette totalité dans le monde moderne depuis Pétrarque. Opérant un bond dans le temps et dans la chose avec le poème de Schiller, le propos de Ritter tourne et dirige alors notre regard vers la ville comme lieu de l’exercice de la liberté. Comme l’indique M.V. Ferriolo en conclusion de son introduction, Ritter nous donne quelque chose de plus que l’analyse du paysage comme « fonction de l’esthétique dans la société moderne », il en délivre le fondement philosophique : l’homme, séparé du cosmos, peut devenir libre et responsable pour le monde comme de lui-même. Il nous indique aussi une méthode, un chemin pour réfléchir l’historicité du paysage. C’est cet aspect de la question que nous voudrions esquisser dans cet avant-propos. En suivant le fil rouge de la question du paysage à travers trois moments de son histoire, les différents textes réunis dans ce volume conspirent au même but : construire la question telle qu'elle émerge dans la tradition occidentale et telle qu'elle constitue aujourd’hui le soubassement de la situation contemporaine, pour l’Europe sûrement. L’horizon de ce volume ouvre ainsi une phénoménologie du paysage, le texte de Pétrarque préfigurant un moment phénoménologique constitutif de ce que Georg Simmel appellera le sentiment du paysage. Il propose aussi, selon nous, des éléments pour la construction d’une «séquence herméneutique » dont le poème de Schiller est une des cristallisations et le texte de Ritter une de ses possibles mises en œuvre théorique. Le mouvement de la pensée de Ritter - et donc une pensée du paysage - ne s’inscrit ni dans la continuité d’une strate à ajouter à d’autres strates qui ont précédé ni dans une volonté de rupture. Il ne s’agit pas d’ajouter son point de vue ou son interprétation à des couches préexistantes. La théorie du paysage qu’il propose ne consiste pas dans un décryptage de la question comme s’il s’agissait d’un palimpseste. Lire le paysage comme un palimpseste consisterait à retrouver des traces anciennes sous un premier texte apparent. Dans cette perspective, l’habileté, la pertinence ou la « folie » du lecteur consiste à lire « les mots sous les mots » pour reprendre une expression et le titre d’un livre de J. Starobinski sur F. de Saussure. Si, dans ce mouvement, se dessine la possibilité d’un commentaire infini, d’une exégèse et d’une augmentation du sens, il y a aussi un risque, celui de l’épuisement et de sa dilution dans la mesure où l’on peut régresser à l’infini vers la trace la plus ancienne et la plus ténue. Il existe également un autre risque qui est l’envers du premier, le relativisme et l’abandon de tout point de vue interprétatif. Dans cette perspective, une des dérives endémiques de notre époque « postmoderne » est l’usage, immodéré et néfaste, du second degré et de l’ironie, parfois, pour ne pas dire trop souvent, mortifère. On peut cependant « sauver » l’attitude postmoderne dans la mesure où, en suivant Umberto Eco, « la réponse postmoderne au moderne consiste à reconnaître que le passé, étant donné qu’il ne peut être détruit parce que sa destruction conduit au silence, doit être revisité : avec ironie, d’une façon non innocente ». Plus important encore, le postmoderne ne doit pas être considéré « comme une tendance que l’on peut délimiter historiquement mais comme un concept métahistorique et une catégorie spirituelle, ou mieux un Kunstwollen, une façon d’opérer » 6. Entre une lecture de type palimpseste et un concept opératoire métahistorique s’inscrit ainsi la possibilité d’une construction herméneutique de l’historicité du paysage. Le concept de « séquence herméneutique » permet de qualifier et d’éclairer le mouvement d’une pensée du paysage telle que Ritter nous invite à l’interpréter. L’expression est utilisée par J.-M. Ferry dans Les puissances de l’expérienc 7. Contre les idéologies philosophiques dominantes d’une auto- compréhension (prométhéenne) de nous-mêmes et de l’histoire du monde comme « simple juxtaposition hétéroclite de mondes culturels » référés à une transcendance de l’Altérité radicale, cette expression renvoie à une ambition et un horizon critiques de la raison historique et de l’histoire universelle. Celle-ci n’est pas réductible à « une rhapsodie de mondes qui se succèdent arbitrairement sans rime ni raison », son analyse et son interprétation ne peuvent être réduites au défilé de ces mondes devant un œil de survol, en position de jugement, qui projette un point de vue extérieur fixe et transcendant sur la mobilité des mondes historiques. Elle ne peut pas être non plus semblable à un cabinet de curiosité, un « musée imaginaire » qui rassemble en un seul lieu une collection de traces, de symboles ou d’emblèmes pour un esthète désabusé et retiré du monde. Le concept de séquence herméneutique implique que le monde historique effectif n’a pas de lui-même une consistance rationnelle, il ne l’acquiert que parce qu’il y a production d’une relation entre des mondes différents. La présence du monde grec dans la constitution de uploads/Geographie/ avant-propos-au-texte-de-j-ritter-paysa 1 .pdf

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