1 2 IAIN M. BANKS LA PLAGE DE VERRE Traduit de l’anglais par Bernard Sigaud Fle
1 2 IAIN M. BANKS LA PLAGE DE VERRE Traduit de l’anglais par Bernard Sigaud Fleuve Noir 3 Titre original : Against a Dark Background © Iain M. Banks 1993 © 2006, Éditions Fleuve Noir, département d’Univers Poche, pour la traduction française. ISBN 2-265-08145-0 4 pour Dave McCartney 5 PROLOGUE Elle appuya son menton sur le bois en dessous de la fenêtre. Il était froid et luisant. Elle s’agenouilla sur le siège ; il avait une odeur différente du bois. Le siège était large, et rouge comme le soleil couchant ; il avait plein de petits boutons qui le ridaient profondément et le faisaient ressembler au ventre de quelqu’un. Le ciel était sombre, les lumières étaient allumées dans le téléphérique. Des gens skiaient sur les pentes raides en dessous. Elle voyait son propre visage la narguer dans le miroir de la vitre ; elle commença à se faire des grimaces. Au bout d’un moment, la vitre devant son nez s’embua. Elle tendit la main et la nettoya. Quelqu’un, dans une cabine descendante, lui fit signe. Elle l’ignora. Les collines et les arbres blancs s’inclinèrent lentement vers l’arrière, puis vers l’avant. Oscillant doucement, le téléphérique s’élevait dans l’air des montagnes. Les arbres et les pistes sur les pentes en contrebas étaient également blancs : une chute de neige fraîche et un brouillard givrant surgi pendant la nuit du fond de la vallée avaient gainé branches et aiguilles d’une enveloppe de cristaux blanche et craquante. Les skieurs tranchaient et fauchaient les rondeurs de la nouvelle couche de neige, ciselant un texte gravé en sillages bleu-blanc sur cette page vierge et bombée. Elle observa l’enfant un instant. Agenouillée sur le siège en cuir grumeleux, elle regardait le paysage. Sa combinaison de ski doublée de fourrure était d’un rose criard. Ses moufles, accrochées par des cordons à ses manches, étaient d’un mauve discordant. Ses bottillons étaient orange. C’était un ensemble hideux (surtout ici à Frelle, la station censée être la plus chic et certainement la plus snob du nord du Caltasp), mais elle se doutait que c’était probablement moins nocif pour la psyché de sa fille que le caprice et la bouderie qui auraient inévitablement suivi si on ne lui avait pas permis de choisir elle-même sa tenue 6 de ski. La fillette essuyait la vitre, l’air renfrogné. Elle se demanda ce que l’enfant observait ainsi et se tourna pour voir une cabine descendante les croiser à une vingtaine de mètres. Elle tendit la main et la passa dans les cheveux noirs de sa fille, écartant quelques boucles qui lui encadraient le visage. Elle sembla ne pas s’en apercevoir et continua de scruter le paysage par la fenêtre. Quel regard sérieux pour une petite fille ! Elle sourit en songeant à l’époque où elle avait le même âge. Elle se rappelait quand elle avait eu cinq ans ; ses tout premiers souvenirs remontaient à l’âge de trois ans, mais ils étaient vagues et rudimentaires – éclairs mémoriels illuminant le paysage sombre d’un passé oublié. Mais elle se rappelait avoir eu conscience d’avoir cinq ans ; elle se souvenait même de la fête pour son cinquième anniversaire et du feu d’artifice au-dessus du lac. Comme elle aurait voulu être plus vieille alors ! Être une grande personne, se coucher tard, aller danser. Elle avait détesté être jeune, elle avait toujours détesté qu’on lui dicte sa conduite, elle avait horreur des adultes qui ne vous disaient pas tout. Et puis elle avait horreur de certains des trucs stupides qu’ils vous disaient comme, par exemple, « l’enfance est le plus bel âge de la vie ». À l’époque, on ne pouvait pas du tout comprendre que les adultes aient la moindre idée – au-delà de la plaisanterie – de ce dont ils parlaient. Il fallait être adulte, avec tous les soucis et toutes les responsabilités d’un adulte, avant de pouvoir apprécier l’ignorance laborieuse que les adultes appelaient « innocence », et – oubliant généralement comment ils avaient eux aussi vécu cette phase de leur existence – cette captivité de l’enfance qu’ils baptisaient « liberté ». Une tragédie très ordinaire, supposait-elle, mais qui, pour être si répandue, n’en était pas moins regrettable. Comme un avant-goût du chagrin, c’était une expérience originale et même unique pour tous ceux et toutes celles qu’elle affectait, même si tant d’autres en avaient souffert avant eux. Et comment faire pour l’éviter ? Elle s’était efforcée de ne pas reproduire avec sa propre fille les erreurs que ses parents avaient commises avec elle, mais parfois elle se surprenait à 7 gronder l’enfant et elle se disait : « Voilà comment ma mère me parlait. » Son mari voyait les choses autrement, mais il faut dire qu’il avait été élevé différemment, et, de toute façon, il n’avait pas un si grand rôle que ça à jouer dans l’éducation de sa fille. Ah, ces vieilles familles ! Sa famille à elle avait été riche et influente, et sans doute carrément insupportable dans sa délirante quête du pouvoir, mais elle n’avait jamais tout à fait atteint le degré d’excentricité presque volontaire manifesté par celle de Kryf au fil des générations. Elle jeta un coup d’œil à son écran-bracelet et réduisit le chauffage de ses bottes, maintenant très confortables. Midi. Kryf venait probablement tout juste de se lever, il sonnait pour commander son petit déjeuner et se faisait lire les nouvelles par son majordome tandis qu’un valet de pied lui présentait une sélection de vêtements parmi lesquels il choisirait sa tenue de l’après-midi. Elle sourit en pensant à lui puis se rendit compte qu’elle regardait Xellpher, de l’autre côté de la cabine. Le garde du corps – l’unique autre occupant de la cabine – était solide et sombre comme un poêle à l’ancienne et souriait un peu lui aussi. Elle rit discrètement et porta la main à sa bouche. — Madame ? s’enquit Xellpher. Elle secoua la tête. Dehors, derrière Xellpher, un affleurement rocheux se profilait au-dessus des arbres, nappé de blancheur mais strié de roc noir nu, sombre corps étranger au milieu des draps et des oreillers neigeux. Le téléphérique monta à la rencontre des nuages et s’y engloutit. La cabine dépassa rapidement un pylône gris, vibra et oscilla sur ses poulies pendant une ou deux secondes, puis poursuivit sa moelleuse ascension, sans bruit et sans à-coups, avec une sorte de hochement de tête tandis que le câble la hissait de plus en plus haut devant des rangées d’arbres pâles comme les fantômes d’une grande armée s’abattant sur la montagne. Tout devint gris. Un poteau gris passa devant la vitre et la cabine tangua. Toujours du gris. Elle pouvait juste voir l’autre câble à travers les arbres. Elle se retourna, agacée. Xellpher lui 8 sourit. Elle ne lui rendit pas son sourire. Il y avait une falaise derrière lui, des morceaux de noir dans la neige blanche. Elle se retourna vers la fenêtre et frotta la vitre, espérant mieux voir. Elle regarda une cabine sortir de la brume tout en haut et descendre à leur rencontre sur l’autre câble. Le téléphérique ralentit. — Oh ! là, là ! dit-elle en levant les yeux vers le plafond verni de la cabine. Il Xellpher se tenait debout, les sourcils froncés. Il examina la cabine descendante, qui s’était arrêtée presque à leur hauteur. Elle la regarda aussi. La cabine n’avançait plus et oscillait, tout comme la leur. Elle semblait inoccupée. Xellpher pivota et scruta la falaise, que la brume laissait apercevoir à trente ou quarante mètres de l’autre côté. Elle vit les yeux de l’homme se plisser et sentit un premier infime pincement d’angoisse en suivant son regard sur la paroi. Elle eut l’impression – ou l’illusion – d’un mouvement dans un groupe d’arbres au sommet de la falaise. Xellpher se tourna vers la cabine en suspens de l’autre côté et tira de sa parka un multiviseur binoculaire. Elle regardait toujours la falaise, comme lui. Effectivement, quelque chose bougeait entre les arbres, à peu près à leur niveau. Xellpher appuya sur une touche de réglage sur le côté du viseur. Elle pressa son nez contre la fenêtre. C’était très froid. Maman lui avait dit un jour qu’une vilaine petite fille avait appuyé son nez contre une fenêtre très froide et qu’il y était resté collé – gelé sur place ! Elle était bête, non ? La cabine sur l’autre câble cessa de se balancer. Elle vit quelqu’un à l’intérieur. Il risqua un œil, quelque chose de long et de sombre à la main, puis il se baissa à nouveau et elle ne le vit plus. Xellpher rangea le multiviseur, se baissa, allongea le bras pour lui prendre les deux mains et la tirer vers lui. Il jeta un coup d’œil à l’enfant et dit : — Je suis sûr qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter, gente dame, mais il vaudrait mieux rester assis par terre, pour le moment. 9 Elle s’accroupit sur le plancher éraflé de la cabine, la tête sous le niveau des fenêtres. Elle tendit le bras uploads/Geographie/ banks-iain-m-la-plage-de-verre-1993-ocr-french-ebook-alexandriz.pdf
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- Publié le Jul 28, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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