I Les commanditaires Dans le miroir du prince : Jean de Berry et son livre Inès
I Les commanditaires Dans le miroir du prince : Jean de Berry et son livre Inès Villela-Petit Fils, frère et oncle de roi, ainsi se définissait lui-même Jean de France : toujours proche du trône, sans pourtant escompter la couronne. Né au château de Vincennes le 30 novembre 1340 et mort en son hôtel parisien de Nesle le 15 juin 1416 à l’âge respectable de 76 ans, il était le troisième fils de Jean le Bon († 1364) et de Bonne de Luxembourg († 1349), trop tôt défunte. Sa qualité de prince des lys, appuyée sur sa fortune et ses possessions, l’appelait d’emblée à jouer un rôle de premier plan. Il fut duc apanagé de Berry et d’Auvergne, comte de Poitou, d’Auvergne, de Boulogne, d’Etampes et de Montpensier, ce qui pour l’essentiel mettait sous son autorité directe un vaste territoire couvrant le centre de la France, presque d’un seul tenant, entre trois capitales : Bourges, Poitiers et Riom1. Mais Jean de Berry est surtout resté dans l’Histoire comme le plus fastueux mécène du Moyen Age et ses Très Riches Heures y sont pour beaucoup. Ses commandes d’art et son action politique ont fait l’objet d’études de grande ampleur de Champeaux et Gauchery2, Jules Guiffrey3 et Millard Meiss4 d’une part, de Françoise Lehoux5 de l’autre, renouvelées plus récemment par Françoise Autrand6, tandis que 1 I. Villela-Petit, Le Gothique international : L’Art en France au temps de Charles VI, Paris, 2004, carte p. 132 : « Le royaume de France en 1407 » ; et Fr. Autrand, op. cit. ci-dessous à la note 6, carte p. 322 : « L’apanage du duc de Berry ». 2 A. de Champeaux et P. Gauchery, Les Travaux d’art exécutés pour Jean de France, duc de Berry, avec une étude biographique sur les artistes employés par ce prince, Paris, 1894. 3 J. Guiffrey, Inventaires de Jean duc de Berry (1401-1416), Paris, 1894-1896, 2 vol. 4 M. Meiss, French Painting in the Time of Jean de Berry – The Late XIVth Century and the Patronage of the Duke, Londres, 1967, rééd. 1969, 2 vol., – The Boucicaut Master, Londres, 1968 ; et – The Limbourgs and their Contemporaries, New York, 1974, 2 vol. 5 Fr. Lehoux, Jean de France, duc de Berri, sa vie, son action politique (1340-1416), Paris, 1966-1968, 4 vol. 6 Fr. Autrand, Jean de Berry, L’art et le pouvoir, Paris, 2000. Commentaire au fac-similé des Très Riches Heures de Jean de Berry, sous la direction de P. Stirnemann et I. Villela-Petit, 2011. Texte non publié. 2 Jean-Yves Ribault7, Béatrice de Chancel8, Florian Meunier9, Clémence Raynaud10 et Thomas Rapin11 ont remis en valeur son rôle de bâtisseur. De cette vie riche en péripéties, nous retiendrons surtout les aspects les plus susceptibles d’éclairer la relation entre le commanditaire et son livre. LE LIVRE DES FAITS La noble histoire de Lusignan Investi du comté de Poitou en 1356 à l’âge de 15 ans, Jean fut lieutenant général du roi en Languedoc en 1357. Dès cette époque, il s’occupe des affaires d’outre-Loire, du Poitou et de l’Auvergne jusqu’à la Gascogne. Son mariage secret à Rodez le 17 octobre 1359 avec Jeanne d’Armagnac (1342-1388), de sept ans sa cadette, fille de son mentor le comte Jean d’Armagnac et de Béatrix de Clermont, l’ancrait aussi dans la région. Le mariage fut régularisé à Carcassonne le 24 juin 1360 après l’obtention des dispenses pontificales. La jeune fille toutefois n’apportait pas de terres, mais une dot de 100.000 florins d’or. Cependant, le traité de Brétigny signé le 7 mai 1360 pour la libération du roi de France prisonnier des Anglais depuis la bataille de Poitiers (1356), bouleversa la vie du jeune prince : non seulement il y perdait son comté au profit d’Edouard III d’Angleterre, mais il dut se constituer otage à Calais et fut retenu quatre ans à Londres (novembre 1360 – décembre 1364). En 7 J.Y. Ribault, « ‘Pour nostre dévocion et plaisance’, l’amour de l’art selon le duc Jean de Berry », dans Mécènes et collectionneurs - Actes du 121e Congrès national des Sociétés historiques et scientifiques, Nice - 1996, t. 1 : J.Y. Ribault éd., Les variantes d’une passion, Paris, 1999, p. 27-33 ; et « Les Maîtres d’œuvres de la Sainte- Chapelle de Bourges », dans A. Salamagne éd., Le Palais et son décor au temps de Jean de Berry, Tours, 2010, p. 25-32. 8 B. de Chancel-Bardelot éd., La Sainte-Chapelle de Bourges : Une fondation disparue de Jean de France, duc de Berry, Bourges (Musée du Berry), 2004. 9 F. Meunier, « Le renouveau de l’architecture civile sous Charles VI, de Bicêtre à l’hôtel de Bourbon », dans La création artistique en France autour de 1400, actes des XIXes rencontres de l’Ecole du Louvre (Paris – Dijon, 2004), Paris, 2006, p. 219-246. 10 Cl. Raynaud, « Ad instar Capelle Regie Parisiensis : La Sainte-Chapelle de Bourges, le grand dessein du duc de Berry », Bulletin monumental, t. 164-2, 2006, p. 289-302 ; « Jean de France, duc de Berry : enquête sur un maître d’ouvrage à la fin du Moyen Age », dans A. Bos, X. Dectot, J.M. Leniaud et Ph. Plagnieux éd., Materiam superabat opus : Hommage à Alain Erlande-Brandenburg, Paris, 2006, p. 236-243 ; et « Construction et maîtrise d’œuvre : le cas des chantiers du duc de Berry », dans E. Taburet-Delahaye éd., La Création artistique en France autour de 1400 (actes du colloque international, Paris – Dijon, 7-10 juillet 2004), Paris, 2006, p. 261- 278. 11 Th. Rapin, « La maîtrise d’ouvrage de Jean de France, duc de Berry (1340-1416) : Reconstitution et analyse critique d’une documentation dispersée », Tabularia – Sources écrites de la Normandie médiévale (revue en ligne), t. 6 : Les sources comptables : méthodologie, critique et édition, 2006, p. 33-73. Commentaire au fac-similé des Très Riches Heures de Jean de Berry, sous la direction de P. Stirnemann et I. Villela-Petit, 2011. Texte non publié. 3 compensation, Jean le Bon l’avait fait duc de Berry et d’Auvergne et lui donnait dans la première province le château de Mehun-sur-Yèvre, hérité de Bonne de Luxembourg, et dans la seconde celui de Nonette dominant l’Allier. De retour en France, le prince se trouvait fort impécunieux alors que ses terres, frontalières des possessions anglaises, étaient encore ravagées par des bandes armées. Son frère aîné Charles V, devenu roi en 1364, lui octroya donc une pension mensuelle de 1.000 francs or, le riche comté de Mâcon, et, en novembre 1369, lui restitua son ancien apanage du Poitou… à charge pour lui de le reconquérir. Le conflit venait en effet de reprendre avec l’Angleterre. Nommé lieutenant général du roi pour le fait de la guerre, Jean de Berry participe activement à la reconquête du Poitou, de l’Aunis et de la Saintonge, conduite par le connétable Bertrand du Guesclin. Le 7 août 1372, le duc et le connétable faisaient leur entrée dans Poitiers. Quant à la forteresse de Lusignan, trois jours avant la reddition obtenue par le duc à prix d’or le 1er octobre 1374, on avait vu voler la fée Mélusine au-dessus des remparts, présage d’un changement de seigneur imminent. Dans les Très Riches Heures (fol. 3v), l’enseigne en forme de petit dragon qui orne la première des deux vieilles tours de Lusignan sert d’emblème au château-fort. N’était-il pas, selon la légende, l’œuvre de la fée bâtisseuse devenue serpent ailé ? Quant au grand dragon d’or volant sur la seconde tour, c’est la fée elle-même sous sa forme reptilienne qui veille sur Lusignan et, à quarante ans de distance, célèbre encore ce fait mémorable de la Guerre de cent ans. L’anecdote avait déjà été contée dans le roman merveilleux de Mélusine, commandé par le duc en 1392 à Jean d’Arras, relieur et trouvère au service de sa sœur Marie, duchesse de Bar12. Aux étrennes de 1412, Jean de Berry recevait encore de son petit-fils Charles d’Artois, comte d’Eu, une salière d’argent doré « en manière d’un serpent volant », signe que le thème était de ceux propres à lui plaire13. Mais en 1416, l’apparition de la serpente de Lusignan à la tour du château augurait désormais de la mort du duc… 12 J.J. Vincensini éd., Jean d’Arras : Mélusine ou la noble histoire de Lusignan, roman du XIVe siècle, Paris, 2003, p. 810-814. Le récit de la prise de Lusignan y est fait d’après le témoignage de Jean de Berry lui-même. 13 Les inventaires ducaux mentionnent plusieurs objets reprenant ce motif de la serpente ailée, qui se confond toutefois avec celui fort courant du dragon : un petit serpent volant d’or servant de chandelier, cf. J. Guiffrey, op. cit., vol. 1, n° 117, p. 51 ; une nef de cristal garnie de deux serpents volants aux ailes émaillées, n° 622, p. 166 ; une salière de cristal posée sur un serpent ailé, n° 623, outre celle de 1412, n° 693, p. 183 ; « une serpent volaige » de cristal à pieds de griffon, crête de corail et ailes émaillées, n° 738, p. 192 ; uploads/Geographie/ berry-2011.pdf
Documents similaires










-
35
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 08, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 0.6548MB