FÉVRIER 1959 Nous y arrivons, dans ces Cévennes-ci, au lendemain ou presque d'u

FÉVRIER 1959 Nous y arrivons, dans ces Cévennes-ci, au lendemain ou presque d'une vaste crue qui s'était emparée des riviéres et avait envahi les villes. 1/ y avait encore dans les pyl6nes de la force électrique des enchevétrements de branches et d'arbres pris dans les mail/es de fer. On aurait dit des nids. Nous étions six plus des enfants et, parmi nous, un ... personnage,. dénommé Yves, avec lequel je passais des heures à traquer la chèvre dans les dessins qu'il Of me ” f aisait chaque jour, vers dix-sept heures. Nous en étions là depuis deux ou trois ans. tous les deux et tous les jours ou quasiment: ... lui ., résolument, y allait d'un tracé qui se réitérait Identique, une ligne horizontale d'où pendaient des petits traits, une dizaine ou plus, alors je disais.­ - un peigne ? Et lui qui avait peiné pour ce faire, de la salive en bulles au coin des lêvres, beuglait.- - une chêvre ! .. , Il riait, plutôt joyeux. A s'en référer à ce qu'il en pensait. c'était plut6t moi l'idiot qui y voyait un peigne là où il avait dessiné une chèvre, Et la farce, entre nous, ne s'usait pas, ne perdait pas son sel: nous la retrou­ vions, chaque jour, et je suis à peu puis certain que si Yves, tout à l'heure, passait par la, ce qui pourrait bien arriver, il doil avoir trente ans ou plus cet Yves de mainte­ nant, et si je lui disais: - Alors ? il me répondrait: - Alors ? Alors je lui dirais, en posant une vaste feuille et un crayon entre nous sur la table: - Tu en fais une ? Et il s'y mettrait. J'attendrais pour dire ce que j'y verrais, sur le papier, el je le dirais: - une brosse ? Et il beuglerait : - une chèvre! A faire trembler les vitres, et savoir lequel de nous deux serait le plus content. un peu ivre plutôt de cette joie qui submerge les anciens combattants au détour d'une rencontre. Il est probable que les cartes de maintenant ricochent de ces chevres-la, Ce journal que j'écris vient en légende non pas d'une carte tracée par nos mains, mais d'une photo prise d'avion, Ce lieu, dit le Séré, vu de là-haut. se présente ainsi, Je retrouve, tout en bas de /'image, la vaste maison où nous avons vécu pendant quetques années. On en voit le toit, petite tache grise rectangulaire. C'est bien sous ce lait-lé que plus de mille traces successives et identiques de ce quelque chose à la mine de plomb, qui surgissait chaque jour entre nous, venait braver et le bon sens. et le langage. Tout autour, les vagues bien érodées de la chaine hercynienne. Des Cévennes, j'en apprenais l'histoire, par bribes qui s'avéraient vivaces comme du chiendent. Les poutres de cette maison qui nous abritait étaient de ce même bois dont les galères avaient été faites, Et c'est en 7970 que le Séré est devenu un des lieux de cette tentative-ci, Sur la photo, l'eau s'y voit. trace noire qui y va de ses détours el ce qui apparait, quasiment cerné par les méandres. c'est un cirque, Pour ce Cahier/3 où les Of Cernes,. vont apparaitre comme un des earacteres de 5 cette . calligraphie . qui nous est advenue ces temps derniers, il y f al/ait ce prélude qui tombe littéralement du ciel. Quant il ce qu'il en est de « nos,. trajets, on y voit sur cefte image, il l'évidence, que routes et chemins se tracent lout seuls pour peu que le regard y soit suspendu, à quelque cerf-volant dont la hauteur qu'il peut prendre dépend el de son envergure et des vents du moment. C'est exprès que je (passe SOUS) silence les moteurs, Des Mirages, il en passe, qui labourent le ciel et s'entraînent à tramer éventuellement un petil morceau de notre histoire qui, il vrai dire, nous échappe. Comme nous échappent, • il l'aulre pôle,. les méandres de ces lignes d 'erre qui n'y sont pas sur cette photo-là alors qu'elles vont y apparailre, de carte en carle, tout au long de ce cahier /3. A force de /a regarder, cette photo prise de toul la-haut, on peut y voir, presqu'au centre du cirque situé comme à l'aisselle des méandres de l'eau et des routes, un petit «cerne ” qui n'est certes que coincidence. C'est à peu pres la qu'un des u nous ” de ce réseau-ci existe sans relâche depuis six ans. 7 Un psychiatre passant me disait hier; - Et Bettelheim ? Propos que je reçois souvent. Que dire sinon que tout ce qui (m')arrive par les canaux de la psychanalyse me trouve rétif, rétifié, prudent au point d'en tourner prude. Dès que je les vois venir, ces propos-là qui se reconnaissent de loin, je harde de la rétice. Mais c'est là mon histoire. Et Bettelheim ? Bien sûr que je n'en sais rien. Il joue, me semble-I-il, de l'institution. Le divan devient péniche. Parlant d'ici, je dis radeau. A l'origine de la psychanalyse, une trouvaille: cet appareil â langage dont nous som­ mes pourvus. Enregistrer n'y efface rien et, si Jai bien compris, la bande s'entortille, s'emmêle, s'en mêle, alors qu'on ne lui demande rien. Et le corps trinque à en être marqué. Si je me fie à Janmari, cet appareil peut n'être pas branché. Et rien qu'à le voir, cet autiste, là, éclate la prétention de la pOUSSée du phonétique fermentant en chacun de nous. D'où l'enseigne de ces Cahiers : AU DËFAUT DU LANGAGE qui pourrait aussi se dire; AU NOMBRIL DU MONDE. Corps subtil, le langage est né. Il est né, le divin, du réel tout à fait vierge, Le cordon, il y a belle lurette qu'il a été avalé. Reste qu'aussi subtil qU'il puisse être, ce corps-là, nombril il y a qui ne peut provoquer en lui que de l'effroi car à le laisser voir, son défaut originel, il y perdrait son tout-pouvoir. Alors qu'il est entendu que de l'entendu rien jamais ne se perd - resle à savoir ce qui s'en crée - et que cet entendu de par lui-même prolifère, nous en sommes, avec Janmari, au vu dont rien jamais ne se perd, el ce qui prolifère alors, faute de leltre est repère, un de ces mots-dérive de ce radeau bâti d'emblée pour n'être pas péniche, ou bateau, serait-il ivre ? Le langage, serait-il soulevé en montagnes crêtées, doit pouvoir venir s'y écrouler : il passera à Iravers et s'engouffrera dans les intervalles. C'est dire que notre manœuvre est bien particulière. Alors que dans un bateau qui s'inspire de la coque, le souci est de colmater les brèches, le nôtre est de les mainte­ nir, ces brèches par où le langage vient se faire peigner à l'occasion de ses élans. Maintenir les interstices, tel devrait être le travail de ces cartes que nous traçons. Je dis bien : • devrait _. Nos . réllexes. pensés sont vieux comme le langage en nous invétéré, et ces cartes qui devraient nous permettre de curer sans cesse les interstices, le langage arrive à les mâcher et à les remâcher, à les ruminer, chèvre qu'il est et papier qu'elles sont, et s'en bouche l'à-vide de ces interstices par quoi un radeau se distingue d'une coque. Et ça continue à voguer, comme si de rien n'était, sauf que voilà re-fondés el l'un et l'autre et toutes les stratégies du réCiproque. Et le langage y va bon train à radouber. Nous voilà pris à écoper, faute d'avoir brisé à temps l'élan qui nous advient de colmater, qui peut en I"occurrence s'écrire : se dire. Faute d'avoir ménagé les issues par où ce se-dlre se serait écoulé, nous en voilà comblés. Et l'habitude ne s'en prend pas en quelques heures d'envisager sans terreur. que plus il y a de trous, moins l'eau rentre. • • Parler carte, c'est évoquer ce scrupule qui importe. dans notre à-faire. tout autant que la vérité, si j'ai bien entendu. en psychanalyse, cette vérité-là y étant révélée à rarchi-pointe du mensonge. Ici, la pointe est à son affaire puisqu'il s'agit de tracer et méme de graver. Mais alors que la vérité finit par se faire jour. et arrive enfin, si le scrupule n'y est pas d'emblée et dans le cours du geste de TRACER, autant s'en éviter la peine et la joie et le passe-temps, car c'est justement le scrupule qui vient griffer la bedaine au bon endroit de l'Ubu-moi. SCRUPULE : - • Petit caillou _, dit le dictionnaire, • ancien poids de 24 grains_. Grain : - .. Ancienne mesure française de masse valant 0.053 gramme _, .. veiller au grain : être sur ses gardes. _ Ceci lu, il me faut me séparer du dictionnaire qui parle, à propos de scrupule d' .. in­ quiétude de conscience _. Pourtant, il s'agit bien, lors d'un tracer de quelque ligne d'erre, de l'être, consciencieux, mais d'une manière tout à fait outrancière. Le retors du langage uploads/Geographie/ cahiers-de-l-x27-immuable-au-defaut-du-langage.pdf

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