Robert BRASILLACH LES SEPT COULEURS Tous ceux qui ont réfléchi à la technique d

Robert BRASILLACH LES SEPT COULEURS Tous ceux qui ont réfléchi à la technique du roman ont noté l'extrême liberté du genre, et sa facilité à admettre toutes les formes. On a tenu pour des romans, au cours des siècles, des récits, (les fragments de journaux intimes, des ensembles de lettres, des poèmes. des constructions purement idéologiques comme Séraphita et Louis Lambert, des dialogues comme ceux qui furent à la mode avant la guerre. Un monologue intérieur surréaliste est peut-être un roman, et une suite de documents mis bout à bout (ainsi qu'on l'a fait par exemple pour la mort de Tolstoï) peut passer pour une autre forme de cet art. Dans la plupart des romans d'ailleurs, récit, dialogue (même le dialogue transposé), essai ou maximes, documents, lettres. pages de journal, monologue intérieur, se mêlent en une même oeuvre, et les prospectus de César Birotteau, les lettres de Mme de Merteuil, le discours d'Ulysse, font partie intégrante du genre romanesque. Il a paru que Von pouvait essayer au moins une fois de présenter ces divers éléments non plus confondus, mais dissociés autant qu’il se peut, et que chacune de ces formes pouvait mieux convenir qu’une autre pour décrire un épisode particulier, au cours du temps qui fuit. R. B. I - RÉCIT Dans Rome où je naquis, ce malheureux visage D’un chevalier romain captiva le courage ; Il s’appelait Sévère… CORNEILLE, Polyeucte (acte I, scène III) I LA LICENCE AU BOIS DE BOULOGNE Il est à peine huit heures, il fait déjà chaud sur le lac arrondi du Bois. Catherine regarde ramer son compagnon, qui pique, un peu de travers, sur l’île. Pas encore beaucoup de monde autour d'eux. D'une barque qu'ils croisent, deux jeunes gens lèvent leurs rames pour saluer, Patrice leur répond. - Noble coutume, déclare-t-il, que de passer sa licence au Bois. Vous êtes gentille de m'avoir accompagné. Elle rit un peu embarrassée pourtant, un peu honteuse d'elle-même. Sans doute est-ce la première fois qu'elle ne dit pas la vérité a ses parents. Elle n'a pas eu la peine de mentir, car on ne lui demande jamais rien, mais il est bien vrai qu'elle est partie ce matin, vers sept heures, comme si elle allait passer sa licence, et l'oral ne commence que cet après-midi, et elle est là, au Bois, avec un garçon qu'elle connaît bien peu. C'est une relation d'examens : au bachot de première, elle lui a glissé quelques citations, et il lui a corrigé quelques contresens; en philosophie, l'année suivante, il l'a empêchée de confondre les règles de la morale provisoire de Descartes et les impératifs de Kant, mais, par contre, elle l'a dissuadé d'employer la machine, d'Atwood pour mesurer la dilatation des corps sous l'effet de la chaleur. Puis elle a vécu un an en Angleterre. Elle ne l'a pas revu jusqu'à la semaine dernière où les hasards de l'ordre alphabétique les ont encore assis l'un près de l'autre, et où il l'a aidée, sans contrepartie cette fois, à se débrouiller au milieu de quelques phrases particulièrement concises de Thucydide. Elle a accepté de venir au Bois ce matin avec lui. - C'est mieux au mois de mars, décide-t-il. Vous auriez dû venir. Mais vous n'avez pas passé de certificat, en mars? Ni l'an dernier. - Non, c'est le premier. - Et vous commencez par le grec - Je serai débarrassée. - Drôle d'idée. Il est vrai que moi, je finis par le grec. En mars, j'ai passé philologie. Je suis venu tu moins sept matins au Bois. - C'est un voeu? - Non. J'ai des camarades qui sont internes à Louis-le-Grand. C'est une vieille habitude. Au moment des licences, en mars en particulier, ils déclarent au surveillant général qu'ils vont passer un examen. On ne vérifie jamais. On leur donne un petit déjeuner composé d'omelette et de confitures, et on leur ouvre les portes à sept heures et quart. Ils vont faire du canot au Bois. Les deux que vous avez vus tout à l'heure appartiennent à cette race de candidats. En juin pourtant, ils sont plus rares, parce qu'ils ont vraiment des examens. Il se tut. Les grandes masses d'arbres de l’île se détachaient sur un ciel déjà éclatant, toutes riantes de jeunes oiseaux. Catherine était assise devant lui, dans la grosse barque à fond plat. Elle n'avait pas de chapeau, et ses cheveux bruns étaient coupés à peu près comme ceux d'un garçon. Une mèche barrait son front, qu'elle rejetait en arrière de temps à autre. Elle portait une robe unie et droite, qui découvrait ses genoux. Elle levait vers lui de grands yeux marrons, de grosses joues roses un rond enfantin - On aborderait, bien, reprit-il, mais c'est très difficile ici. Là-bas, il y a un coin. Je crois que c'est interdit d'ailleurs. Il faudra faire attention de ne pas glisser. - Nous pouvons rester là. Ce n'est pas la peine d'aborder. Il la regarda avec un certain mépris : - Vous n'aimez pas les îles, alors ? - Mais si. - Non, vous ne devez pas les aimer. Moi, je ne peux pas voir une île sans avoir envie d'y aborder. Elle rit, secoua sa mèche, ouvrit la bouche pour parler, pour raconter en désordre sa vie avec ses frères et ses soeurs, le baquet de bois qui était son île quand elle avait six ans, les querelles de Peaux-Rouges. Mais comprendrait-il, ce garçon insolent et inconnu qui ramait devant elle, en faisant bien attention de ne pas déranger son petit col dur haut d'un demi-centimètre, et son étonnante cravate en batik imprimé, jaune et rose? - Quel âge avez-vous demanda-t-elle seulement. - Vingt ans. Et vous ? - Dix-huit. Voici deux ans que Patrice est à Paris, pour y préparer une hâtive licence qui sera sans doute terminée cet après-midi. Il pense qu'à l'automne il aura son service militaire à accomplir, puis de plus graves décisions, sans doute, à prendre. Mais ces deux années ont été les bienvenues. S'il en était besoin, il pourrait expliquer à cette petite fille assise devant lui comment il a vécu, lui, fils unique, lui, orphelin depuis l'âge de quinze ans, avec ce peu d'argent que lui consacre un oncle négligent et sympathique. Serait-elle capable de comprendre quel plaisir ironique il a toujours trouvé à la petite pension de famille de la rue Saint-Jacques, non loin du Val-de-Grâce, qu'il n'a jamais voulu quitter ? Ses camarades préfèrent plus de liberté, les restaurants à quatre francs cinquante, les hôtel, du quartier latin. Mais il se plaît chez les demoiselles Souris, au milieu d'une assemblée bizarre où il est souvent le seul jeune homme, en tout cas le seul étudiant. De quelques figures passagères, il est probablement le seul à avoir gardé la mémoire, et celles qui lui restent ne lui agréent pas moins. Quand il aura quitté Paris, il se souviendra toujours avec complaisance, sans doute, d'Auguste Pentecôte, professeur de radiesthésie, de M. Sénèque horloger, de la vigoureuse Léontine Gorgiase, dont les occupations sont mal définies, de la servante naine qui se prénomme Théodore, et des deux vieilles filles effarouchées et besogneuses, qui sont les demoiselles Souris. Il a une chambre, dans cette maison, la plus belle et la plus petite, d'où il ne voit qu'un arbre en fleur, tout blanc au mois de mai, poussé par miracle au milieu de la cour pavée. Et il aime cette cour même, où le soir il apporte parfois son phonographe, une chaise longue, devant la porte à colonnes, épave glorieuse du dix-septième siècle. L'an prochain, il n'aura pas de peine à songer qu'il a vécu là quelques mois baroques et merveilleux. Pour l'instant, il lui suffit de regarder ce ciel de juin, qui sent le tilleul et l'acacia, de frapper à petits coups la plate surface du lac, de s'amuser à l'idée qu'il promène cette jolie petite fille. Il n'a pas cherché grand-chose en l'invitant, l'autre matin, dans l'escalier obscur qui mène à la salle Z. A peine arrivé, il l'a reconnue, un peu grandie, les cheveux coupés beaucoup plus courts. L'an dernier, il n'avait même pas pensé à elle. Mais cela l'amuse de donner un souvenir à ses dix-huit ans à lui, à ses dix-sept ans. Elle était bien jeune, la première fois, une enfant. Il se souvient pourtant de son visage un peu effrayé, à l'oral, et de son sourire. C’est à cause de ce souvenir qu'il lui a demandé de l'accompagner au Bois, un matin, qu'il a mis sa plus belle cravate, et son complet vieux-rose. Il laisse ses rames s'égoutter doucement, la barque ne bouge pas, entre les deux des, ils sont seuls sur le lac, seuls au monde. Peut-être ne reverra-t-il plus jamais cette petite compagne d'un instant de sa jeunesse mais c'est sa jeunesse, justement, sa vingtième année éphémère, inscrite au ciel de huit heures du matin, dans le décor d'arbres, d'oiseaux, d'eau et de vent léger. Ils se mettent à parler, ils se racontent des histoires d'examens, de cours, de théâtre. Elle n'a pas l'air de savoir que uploads/Geographie/ robert-brasillach-les-sept-couleurs.pdf

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