Published in Sileno 40.1/2 (2014) 195-238 1 Pierre Schneider (Artois) Diplomati

Published in Sileno 40.1/2 (2014) 195-238 1 Pierre Schneider (Artois) Diplomatie, commerce et savoir: les Méditerranéens et l’océan Indien au temps de Justinien La mer Rouge fit l’objet, au temps de Justinien, d’une certaine attention diplomatique: l’empereur, souhaitant créer un réseau d’alliances contre les Sassanides, envoya des ambassadeurs, dans un contexte politique régional compliqué. Ce n’est pas la première fois que Byzance se tournait vers les royaumes de la mer Rouge: Anastase et Justin avaient déjà envoyé des émissaires. Cependant, on dispose, par chance, d’une certaine documentation au sujet de à ces ambassades. Reliée à d’autres textes, elle donne un aperçu de ce qu’était, vue de Byzance, la mer Rouge de la première moitié du 6e siècle, où circulaient non seulement les ambassadeurs, mais aussi les marchands méditerranéens1. 1. Le cadre historique et politique: les Méditerranéens et la mer Érythrée dans la première moitié du 6e siècle p.C. La documentation a un arrière-plan politico-diplomatique compliqué, qu’il convient d’abord d’éclaircir. a) Axoum et Ḥimyar; Byzance et la Perse Avant Justinien, sous le règne d’Anastase (491-518), l’empire romain d’Orient avait favorisé, par des tractations diplomatiques, la diffusion du christianisme en Arabie méridionale: le souverain qui avait précédé Dhu Nuwas (ou: Yusuf), Ma'dikarib Ya'fur, était chrétien. Le royaume chrétien d’Axoum exerça une tutelle sur Ḥimyar jusqu’au moment où Dhu Nuwas, devenu roi en 522, rétablit le judaïsme. Le roi axoumite Ella Atsbeha (= Hellesthaios / Elesboas), appelé aussi Kaleb, lança une première expédition contre Dhu Nuwas. À la suite du massacre de Najrân (525 p.C.)2, Ella Atsbeha traversa de nouveau la mer Rouge. Dhu Nuwas vaincu, il installa comme roi (chrétien) de Ḥimyar Sumûfayaʹ Ašwaʹ (= Esimiphaios)3. Peu après, les troupes axoumites restées sur place se rebellèrent, sous la conduite d’Abramos, un Éthiopien chrétien d'origine servile. Celui-ci s’empara de la royauté de Ḥimyar (entre 533 et 535 p.C.). Les deux tentatives de Kaleb (535 p.C.) pour le déloger échouèrent. Tel est le cadre chronologique et politique des ambassades de Justinien. L’action diplomatique de Justinien en mer Rouge avait aussi, en arrière-plan, le renouveau du conflit avec le royaume sassanide de Khawadh Ier (= Kôadês ), entre les années 526 et 532 p.C. L’empire romain avait subi une sévère défaire à Kallinikon, sur l'Euphrate, en 531. En 532 Justinien signa une paix éternelle avec la Perse du nouveau souverain Khusraw Ier (= Khosroês). Cependant Justinien cherchait aussi l’appui des souverains d’Axoum et Ḥimyar – deux puissances qui, par ailleurs, s’activaient à déployer une hégémonie conforme à leurs intérêts propres4 –. L’idée était que Ḥimyar attaque, ou au moins menace, les Perses sur les marges occidentales de leur empire; de son côté Axoum pourrait ôter aux Perses leur position dominante dans le commerce de la soie. Ainsi les besoins de Byzance seraient-ils satisfaits sans enrichir l’ennemi5. 1 «Méditerranéens» désigne dans cet article les habitants, généralement hellénophones, de la partie orientale de l’empire romain. 2 Si l’on en croit Malalas (infra, p. XX), d’autres chrétiens périrent, en particulier des marchands romains. 3 Cf., entre autres, A.Vasiliev, Justin I (518-527) and Abyssinia , «ByZ» 33.1, 1933, 67-77; I. Kawar, Procopius and Arethas, «ByZ» 50.2, 1957, 374; Chr. Robin, Le royaume hujride, dit «royaume de Kinda», entre Ḥimyar et Byzance, «CRAI» 1996/2, 665-714, particulièrement 687-702; Chr. Robin, Himyar et Israël , «CRAI» 2004/2, 872-875; J. Beaucamp, Le rôle de Byzance en mer Rouge sous le règne de Justin: mythe ou réalité?, in J. Beaucamp, Fr. Briquel- Chatonnet, Chr. Robin (éds.), «Juifs et Chrétiens en Arabie aux Ve et VIe siècles: regards croisés sur les sources (= Le massacre de Najrân II)», Paris 2010, 212. 4 Le succès de la politique de Justinien est diversement apprécié: cf. Kawar, Procopius cit., 376; D. Nappo, Roman Policy in the Red Sea between Anastasius and Justinian, in L. Blue, J. Cooper, R. Thomas (eds.), «Connected hinterlands. Proceedings of Red Sea Project IV Conference(Southampton 2008)», Oxford 2009, 74-75; Beaucamp, art. cit., 206. 5 Sur ce point compliqué, cf. Beaucamp, art. cit., 198-199. Published in Sileno 40.1/2 (2014) 195-238 2 b) Les documents relatifs aux ambassades Trois relations ont subsisté – il y eu certainement d’autres ambassades dont nous ne savons rien –. La meilleure est, de loin, celle de Procope de Césarée 6: «C’est alors que, à l’époque où Hellestheaios régnait chez les Éthiopiens et Esimiphaios chez les Homérites (ἐν μὲν Αἰθίοψι βασιλεύοντος Ἑλλησθεαίου, Ἐσιμιφαίου δὲ ἐν Ὁμηρίταις), le roi Justinien envoya Julien (Ioulianos) en ambassade. Il pensait que l’un et l’autre, en raison de leur communauté de foi (δόξης), s’associeraient aux Romains dans leur guerre contre la Perse. Son intention était que les Éthiopiens achètent la soie [metaxa,i.e. soie grège] aux Indiens et la vendent aux Romains (Αἰθίοπες μὲν ὠνούμενοί τε τὴν μέταξαν ἐξ Ἰνδῶν ἀποδιδόμενοί τε αὐτὴν ἐς Ῥωμαίους): ainsi les Éthiopiens auraient-ils sous leur contrôle de grandes sources de richesses et feraient bénéficier les Romains de ce seul avantage; ceux-ci ne seraient plus contraints de transférer leurs richesses chez leurs ennemis (…). Quant aux Homérites, il souhaitait qu’ils installent à la tête des Maddênoi (= Ma’add, soumis à Ḥimyar) Kaisos, le phylarque fugitif; que, avec une grande armée d’Homérites et de Saracènes maddênoi, ils lancent une attaque contre le territoire des Perses (…). Hellestheaios et Esimiphaios renvoyèrent l’ambassadeur après avoir promis de donner suite à sa demande, mais ni l’un ni l’autre ne fit ce qui avait été convenu. En effet, il était impossible aux Éthiopiens d’acheter la soie aux Indiens: les marchands perses, situés à côté des ports où les navires des Indiens débarquent – ils habitent en effet la contrée adjacente – ont pour habitude constante d’acheter toute la marchandise (τοῖς τε γὰρ Αἰθίοψι τὴν μέταξαν ὠνεῖσθαι πρὸς τῶν Ἰνδῶν ἀδύνατα ἦν, ἐπεὶ ἀεὶ οἱ Περσῶν ἔμποροι πρὸς αὐτοῖς τοῖς ὅρμοις γινόμενοι, οὗ δὴ τὰ πρῶτα αἱ τῶν Ἰνδῶν νῆες καταίρουσιν, ἅτε χώραν προσοικοῦντες τὴν ὅμορον, ἅπαντα ὠνεῖσθαι τὰ φορτία εἰώθασι). Quant aux Homérites, il leur parut difficile de parcourir une contrée déserte et une route qui demandait beaucoup de temps pour aller attaquer des hommes de loin meilleurs combattants.» Une autre (? – cf. infra) ambassade est signalée par Malalas, mais le manuscrit unique de la Chronique – qui souffre d’abrègements – omet le nom de l’ambassadeur7: «Le roi des Romains apprit, par le patrice Rufin, que Kôadês, roi des Perses, sortait des limites (des traités ?). Il prit des ordres sacrés qu'il fit parvenir au roi des Axoumites (Αὐξουμιτῶν). Ce dernier, roi des Indiens (βασιλεὺς Ἰνδῶν), après avoir livré bataille au roi des Indiens Amérites (τῶν Ἀμεριτῶν Ἰνδῶν)8 et après l'avoir soumis par la force, avait pris ses biens et tout son territoire. Le royaume des Amérites Indiens étant sous sa domination, il avait installé comme roi des Amérites Indiens, à la place de l'autre, (un dénommé) Anganês originaire de sa propre nation (ou: famille ? – ἐκ τοῦ ἰδίου γένους Ἀγγάνην)9. (…) L’ambassadeur des Romains, introduit, fléchit un genou et s’inclina. Alors le roi des Indiens me10 demanda de me relever et me fit conduire auprès de lui. Il reçut la missive du roi des Romains et baisa avec respect le sceau. Il reçut aussi les présents envoyés par le roi et en fut émerveillé. Après avoir brisé <le sceau>, il lut la lettre par l'intermédiaire d’un interprète et trouva <un message> le priant de prendre les armes contre Koadês, roi des Perses, de ravager le territoire adjacent au sien, et, à l’avenir, de ne plus passer de traité avec eux, mais de conduire le commerce vers l'Égypte d’Alexandrie via le pays des Indiens Amérites, qu’il avait soumis, et le Nil (δι’ ἧς ὑπέταξε χώρας τῶν Ἀμεριτῶν Ἰνδῶν διὰ τοῦ Νείλου <ποταμοῦ> ἐπὶ τὴν Αἴγυπτον ἐν Ἀλεξανδρείᾳ τὴν πραγματείαν ποιεῖσθαι).» Un troisième texte, connu par une note de lecture de Photios, mentionne une ambassade en 6 Procop. 1.20.9-12. Sur la relation de Procope cf. Beaucamp, art. cit., 198-199; G. Marasco, Un viaggiatore e diplomatico bizantino in Africa al tempo del Giustiniano: Nonnoso, in «Atti XIII Convegno su L’Africa Romana (Djerba 1998)», I Roma 2000, 270-271. 7 Malalas Chron. 18.56. Cf. Marasco, art. cit., 269-270; Beaucamp, art. cit. 202, n. 24. 8 Selon S. Smith, Events in Arabia in the 6th century A.D.,«BSOAS» 16/3,1954, 450, «Amérites» est une prononciation syrienne, commune à Malalas et Nonnosos. 9 Pour Beaucamp, art. cit., 201, il ne fait pas de doute que Anganês est Abramos. 10 Cette apparition soudaine de la 1e personne du singulier a suggéré l’idée raisonnable que Malalas disposait du compte- rendu de l’ambassadeur (cf. Beaucamp, art. cit., 200). Published in Sileno 40.1/2 (2014) 195-238 3 péninsule Arabique et à Axoum, conduite par un certain Nonnosos11: «Lu: l’histoire de Nonnosos. Il y rapporte son ambassade chez les Éthiopiens, les Amérites et les Saracènes, les plus puissants peuples d'alors, ainsi que chez d’autres peuples orientaux (πρός τε Αἰθίοπας καὶ Ἀμερίτας καὶ Σαρακηνοὺς τὰ ἰσχυρότερα τῶν τότε ἐθνῶν, ἔτι δὲ καὶ πρὸς ἄλλα ἀνατολικὰ ἔθνη). Justinien dirigeait alors l’État romain. Kaisos, descendant d’Aréthas, exerçait la charge de phylarque des Saracènes (…). Kaisos, auprès duquel se rendait Nonnosos, était le uploads/Geographie/ diplomatie-commerce-et-savoir-les-medite 1 .pdf

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