La Gazette n° 291 - Du 28 novembre 2013 au 1er janvier 2014 22 La Gazette: Vous

La Gazette n° 291 - Du 28 novembre 2013 au 1er janvier 2014 22 La Gazette: Vous avez longtemps vécu dans la rue. Aujourd’hui êtes-vous “sortie d’affaire”? Aurore Brouard: Depuis trois ans, c’est une renaissance! J’ai arrêté de boire, je vis dans une maison-relais de Solidarité urgence sétoise (Sus), L’Amandier, chemin de la Croix-de- Marcenac à Sète. Avec mon compagnon, Bernard, nous sommes en attente d’un bail glis- sant: d’ici à la fin d’année, nous pourrons enfin entrer dans un appartement “normal”. Lui vient d’obtenir une qualification CAP Nettoyage, et moi, j’ai fait une formation rémunérée de se- crétariat à Montpellier — je me suis mise à l’or- dinateur du jour au lendemain, sans problème. Depuis un an, je fais de la fitness-zumba, et je m’éclate! Je participe à des événements pour les femmes battues et je sers des cafés aux SDF pour la journée Sakado. J’aime aider les gens. Et je suis devenue très croyante: je pense que le bon Dieu me protège. Des fois, je me demande comment je suis encore vivante, avec tout ce que j’ai vécu! Pourquoi souhaitez-vous témoigner, et à visage découvert? Être à la rue, ce n’est pas une honte! Mais c’est une fierté de m’en être sortie! J’ai un passé pe- sant: c’est important pour moi de le raconter. Cette vie-là, je ne la souhaite à personne. Je me dis que ça pourrait motiver des gens qui ont vécu des choses identiques à sortir de leur si- tuation. Si les alcooliques se rendaient compte que “sans alcool, la fête est plus folle”, peut-être que ça les aiderait? Moi, je n’arrivais pas à m’ar- rêter parce que j’avais très peur de ne plus vivre la même chose qu’en buvant. Et en fin de compte, je réalise qu’on vit mieux, et on s’amuse peut-être plus sans boire! Être une femme dans la rue, c’est différent? Pour les femmes, se sortir de la rue et de l’alcool, c’est loin d’être plus facile. J’en ai vu mourir en coma éthylique. On pense que les femmes SDF s’en sortent en donnant leurs fesses: c’est totalement faux! Même dans la rue, les femmes ne sont pas des prostituées. Par contre, il y a des tentatives de viol par d’autres SDF. Ça m’est arrivé, à Sète, j’ai porté plainte et la police n’a pas réagi parce que j’étais alcoolique. Mais quand on est une femme battue, dès qu’il y a un tout petit espace de liberté, il faut vraiment foncer au commissariat sans hésiter. Il y a l’aide aux victimes, les foyers, on peut se faire protéger, changer de nom. Sinon, c’est la mort assurée (1). Comment en êtes-vous arrivée à dormir dans la rue? Je n’ai pas eu l’amour d’une mère. Je n’ai pas eu d’enfance, je n’ai pas eu d’adolescence. Maltraitée par ma mère, humiliée en perma- nence par ma belle-mère, abusée régulièrement par mon père… J’étais naïve et fragile… tout le contraire d’aujourd’hui! Quand tout a été découvert, à 17 ans, la justice m’a placée en foyer. J’allais même au lycée pro- fessionnel. Mais avec toutes ces règles, je m’y sentais trop enfermée. J’avais besoin d’être libre de mes mouvements, de faire ma vie! Alors une fois majeure, je suis partie quelques mois. J’ai erré, j’ai rencontré des gens de la rue. Au début, ça ne me faisait pas peur du tout de dor- mir dans la rue! Mais c’est là que ça a com- mencé. Et quand j’ai réapparu au printemps, j’avais été expulsée du foyer et du lycée… Comment êtes-vous devenue alcoolique? Mon père était alcoolique et m’invitait fortement à boire. Il s’est excusé pour ce qu’il m’a fait, six mois avant de mourir d’une cirrhose… À 20ans, j’étais déjà dans un état pitoyable: les services sociaux m’ont jetée de ma famille d’accueil. À la rue, je tournais en rond, je ne savais où aller. J’avais peur, j’étais seule. Même mon frère m’a claqué la porte au nez, à cause de son tu- teur. Ensuite, à la station de RER où je traînais, j’ai rencontré Philippe, qui venait picoler avec les SDF. Il m’a emmenée chez lui. Après six mois de bonheur, il m’a séquestrée et frappée, tous les jours. Pour que je reste sous sa coupe, il m’incitait à boire. Il me ramenait des grosses Aurore Brouard revient de loin. De la rue, des viols, des coups, de l’alcool. Aujourd’hui, à 37 ans, elle redécouvre une vie apaisée dans une maison-relais de Solidarité urgence sétoise (Sus). Avec courage, elle témoigne de son calvaire. Et de sa renaissance. Aurore Brouard, “ Je suis sortie de la rue, et j’en suis fière.” canettes d’Amsterdam (bière, NDLR), rouges et vertes. Il m’a démis une hanche, j’avais des gnons partout. Et je devais mentir au médecin. J’avais la peur au ventre, j’ai mis cinq ans avant d’avoir le cran de m’enfuir. En sautant par la fenêtre, sur des poubelles vides. Et avec son ar- gent, pour le boire. Retour à la rue… Comment se déroule le quoti- dien? Je dormais dans les parcs, dans les caves, en pleine rue, sur des bancs, en banlieue pari- sienne. À un moment, j’étais la seule fille avec un groupe de Polonais et d’Allemands super gentils, avec des chiens, dans un kiosque. Pour couper le vent, on attachait des ficelles autour, et on installait des cartons et des couvertures. Mais l’hiver, par -15 °C, c’était horrible! À une autre période, je dormais avec mon copain dans sa voiture. Ou avec ma chienne derrière des bâches d’échafaudages. Une fois que je dormais dans un arrêt de bus, la Croix-Rouge — géniale — est venue déposer des couvertures de survie et m’a donné des adresses. Dans une mairie, on m’a aussi donné un livre pour les SDF, c’est avec ça que j’ai appris à survivre. Survivre, c’est le mot. Même si certaines périodes étaient agréa- bles. Tous les matins, j’allais dans un centre d’accueil de jour pour les femmes. À Paris, à Gare de Lyon, ou à Meaux. Je déjeunais, je prenais une douche, je lavais mon linge. Moi, pas propre? Pas possible! Là-bas, on voulait me sortir de tout ça, mais je n’étais pas prête, j’avais peur d’aller dans des lieux fermés… En tout cas, je m’y procurais des bouquins à lire pendant que je faisais la manche. Faire la manche, comment le viviez-vous? C’est sûr, on ne passe pas à côté du regard des gens. Mais c’était comme un jeu. Je ne disais rien, je lisais des histoires vraies, des bouquins de Pierre Bellemare. Ou je dessinais les rues de Paris sur un calepin, parfois au stylo à bille. Je m’organisais avec les autres pour faire des roulements, par tranches de quatre heures. Je Gaie et pleine d’énergie. Difficile de croire qu’Aurore Brouard se sort à peine de la rue et de l’alcoolisme. Trente ans de galère. Auprès de La Gazette de Sète, elle raconte sa vie tumultueuse, sans tabou. Longtemps à traîner dans les rues en région parisienne, elle se sent pleinement sétoise devant le Pouffre. Et, à 37 ans, elle a même voté pour la première fois de sa vie aux dernières législatives: “Je n’en suis pas peu fière!” entretien La Gazette n° 291 - Du 28 novembre 2013 au 1er janvier 2014 23 faisais souvent le matin, et la fin d’après-midi, je récupérais 50€. On partageait nos boîtes de conserve, des lentilles ou du cassoulet, froid. Pour les chauffer, on bidouillait un système avec un briquet dessous, mais c’était long! (rires) J’achetais aussi des concombres: j’étais consciente qu’il me fallait des vitamines. Du moins tant que je mangeais encore. Vous avez arrêté de manger? Il fallait que je sois en permanence sous l’em- prise de l’alcool. Je buvais des bières fortes, à 11°, dix ou onze par jour. J’ai même été plus loin que ça (silence). Jusqu’à cinq bouteilles de rhum pur par jour, à la paille. Quand je man- quais, j’ai été jusqu’à boire de l’eau de Cologne avec du jus d’orange. J’avais des brûlures d’es- tomac, j’ai commencé à cracher du sang. Au bout d’un moment, la nourriture ne passait plus, je pesais 44kg… J’ai même fait un malaise, ils m’ont perfusée, mais je me suis sauvée de l’hôpital. Avez-vous pu travailler parfois, dans ces condi- tions? J’ai essayé de bosser. J’ai fait du soudage dans une structure spéciale. Mais à la rue, quand on est une femme, on a le sommeil ultra-léger, on est sur ses gardes pour faire face aux casse-bon- bons. Alors, à souder, quand on est fatiguée… on se crame la main en s’endormant. C’est vrai- ment très, très dur de travailler. J’ai aussi fait caissière, toujours en intérim. J’avais des grosses poches sous les yeux, j’inventais des bobards. Pareil quand on voulait me raccompagner. J’avais toujours des lingettes, mon crayon noir et mon mascara sur moi, mais c’était difficile de sortir 2€pour ça. Je cachais l’odeur de l’alcool avec un pschitt au menthol ou un chewing-gum à 20 centimes. Et je devais surtout gérer mes crises d’angoisse dues au manque d’alcool… C’était uploads/Geographie/ gazette-aurore-sdf-pdf.pdf

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