MOHAMMED KHAÏR-EDDINE IL ÉTAIT UNE FOIS UN VIEUX COUPLE HEUREUX Récit ÉDITIONS
MOHAMMED KHAÏR-EDDINE IL ÉTAIT UNE FOIS UN VIEUX COUPLE HEUREUX Récit ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris Vi e 1 Qu’y a-t-il de plus fascinant et de plus inquiétant que des ruines récentes qui furent des demeures qu’on avait connues au temps où la vallée vivait au rythme des saisons du labeur des hommes qui ne négligeaient pas la moindre parcelle de terre pour assurer leur subsistance? Ces maisons de pierre sèche, bâties sur le flanc du roc à quelques mètres seulement au-dessus de la vallée, ne sont plus qu’un triste amas de décombres, domaine incontesté des reptiles, des arachnides, des rongeurs et des myriapodes. Le hérisson y trouve ses proies mais il n’y gîte pas. Il y vient seulement chasser la nuit quand un clair de lune blafard fait surgir çà et là des formes furtives qu’on confondrait assurément avec les anciens habitants des lieux disparus depuis longtemps, peut-être au moment même où de nouveaux édifices poussaient dans la vallée : villas somptueuses, palais et complexes ultramodernes copies conformes des bâtiments riches et ostentatoires des grandes mégapoles du Nord. Une de ces ruines dresse des pans de murs difformes par-dessus un buisson touffus de ronces et de nopals et quelques amandiers vieux et squelettiques. Elle avait été la demeure d’un couple âgé sans descendance qui n’attirait guère l’attention car il vivait en silence, presque en secret au milieu des familles nombreuses et bruyantes. L’homme avait longtemps sillonné le Nord et même une partie de l’Europe, disait-on, à la recherche d’une hypothétique fortune qu’il n’avait pas trouvée. Un sobriquet lui était resté de cette longue absence, Bouchaïb, car il avait dû travailler à Mazagan1. De la femme, on savait peu de choses sinon qu’elle venait d’un village lointain, d’une autre montagne sans doute. Depuis son retour au pays, Bouchaïb n’était plus tenté par le Nord. Il ne voyageait plus que pour se rendre à tel ou tel moussem annuel comme celui de Sidi Hmad Ou Moussa... et il ne ratait jamais le souk hebdomadaire, où il allait à dos d’âne tous les mercredis. Un âne timide et bien mieux traité que les baudets de la région. Il n’était jamais puni. Son maître y tenait comme à un enfant et il le disait crûment aux persécuteurs des bêtes. Ce gentil équidé en imposait aux autres ânes, qu’il savait mettre au pas si nécessaire durant les battages de juin lors desquels on assistait à des bagarres mémorables entre animaux rendus fous par les grosses chaleurs ou par le rut que favorisait le nombre. Bouchaïb était un fin lettré. Il possédait des vieux manuscrits relatifs à la région et bien d’autres grimoires inaccessibles à l’homme ordinaire. Il fréquentait assidûment la mosquée, ne ratait pas une seule prière ; il était aux yeux de tous un croyant exemplaire qui devrait nécessai- rement trouver sa place au Paradis. Il tenait la comptabilité de la mosquée sur un cahier d’écolier vert. Les biens de la mosquée, à savoir les récoltes, allaient au fqih en exercice, qui en était le légitime propriétaire. À la communauté de semer, labourer, etc., tout revenait à l’imam en temps voulu. Bouchaïb, qui était un Anflouss2, veillait au grain, rien ne pouvait tromper sa perspicacité. Il était l’écrivain public par excellence. Il rédigeait les lettres qu’on envoyait aux siens par le truchement d’un voyageur plutôt que par la poste. Il expliquait les réponses et donnait des conseils aux indécis. Il vivait comme il l’entendait après les vagabondages de jeunesse, dont il évitait de parler. Le souvenir de cette existence d’errances et de dangers avait fini par déserter sa mémoire. D’aucuns murmuraient qu’il avait été en prison dans le Nord : « Il a fait de la taule, ce gaillard devenu un saint dans sa vieillesse », disaient-ils. « Il a même été soldat quelque part, ajoutaient les plus finauds, si c’est ça que vous appelez faire de la taule. Mais il a déserté car il trouvait ce métier pénible et dangereux. » Rien de tout cela n’était tout à fait juste, seul le vieux Bouchaïb détenait le secret de sa jeunesse enfuie. Cependant, comme il fallait donner un sens à tout, certains n’hésitaient pas à broder des histoires qui n’en collaient pas moins durablement au personnage visé. On ne pouvait pas se défaire d’un passé peu glorieux ni des mensonges colportés par des gens de mauvaise foi. Mais peu lui importait ce qu’on disait de lui ! Bouchaïb n’accordait aucun crédit aux ragots, qu’il savait être la seule arme des ratés. Il avait une échoppe à Mazagan. Il l’avait donnée en gérance à un garçon d’un autre canton qui lui envoyait régulièrement un mandat, de quoi vivre à l’aise dans ces confins où l’on pouvait se contenter de peu. Ainsi le vieux couple mangeait-il de la viande 1- El-Jadida. 2- Policier de village. 2 plusieurs fois par mois. Des tagines préparés par la vieille, qui s’y connaissait. Cela donnait lieu à un rituel extrêmement précis. Seul le chat de la maison y assistait car il était tout aussi intéressé que le vieux couple. Après avoir mis un énorme quignon à cuire sous la cendre, la vieille femme allumait un brasero et attendait que les braises soient bien rouges pour placer dessus un récipient de terre dans lequel elle préparait soigneusement le mets. Allongé sur un tapis noir rugueux en poils de bouc, le Vieux sirotait son verre de thé et fumait ses cigarettes, qu’il roulait lui-même. Ni l’un ni l’autre ne parlaient à ce moment-là. Chacun appréciait ce calme crépusculaire qui baignait les environs d’une étrange douceur et que seul le bruit des bêtes rompait par intermittence. On avait apprêté les lampes à carbure et l’on attendait patiemment le déclin du jour pour les allumer. On pouvait manger et passer la nuit sur la terrasse car l’air était agréable et le ciel prodigieu- sement étoilé ; on voyait nettement la Voie lactée, qui semblait un plafond de diamants rayonnants. En observant cette fantastique chape de joyaux cosmiques, le Vieux louait Dieu de lui avoir permis de vivre des moments de paix avec les seuls, êtres qu’il aimât : sa femme, son âne et son chat, car aucun de ces êtres n’était exclu de sa destinée, pensait-il. De temps en temps, il se remémorait les vieilles légendes, mais sa pensée allait surtout s’égarer parmi ces feux chatoyants à la fois proches et lointains. « Est-ce là que se trouve le fameux Paradis? se demandait-il. Et l’Enfer? Où serait donc l’Enfer? » Comme il n’y avait aucune réponse, il oubliait vite la question. Inutile de fouiller dans les mystères célestes pour savoir où est ceci ou cela. L’air devenait de plus en plus agréable à mesure que la nuit tombait. C’était l’heure où la vieille allumait les deux lampes et où les insectes, appelés comme par un signal, tombaient lourdement sur la terrasse. La vieille s’installait à son tour à côté du Vieux, prenait son thé sans rien dire. On écoutait les mille et un petits bruits de la nature : le jappement lointain du chacal, la plainte du hibou, le crissement des insectes et parfois le sifflement reconnaissable de certains serpents. Tous les prédateurs se préparaient à la chasse, une chasse risquée où le plus fort pouvait survivre bien que le sort de la proie fût scellé d’avance. Dans l’étable, la vache avait fini de manger et, comme elle ne meuglait pas, la vieille femme pouvait la croire endormie. C’était sa bête favorite. Elle faisait comme elle les labours dès les primes pluies d’octobre. Elle produisait un bon lait que la maîtresse de maison barattait dès la traite matinale. Ensuite, elle le mettait au frais pour le repas de midi. Elle obtenait un petit-lait légèrement aigrelet qu’elle parfumait d’une pincée de thym moulu et de quelques gouttes d’huile d’argan. Le couscous d’orge aux légumes de saison passait bien avec cela. Un couscous sans viande que le vieux couple appréciait par-dessus tout. Pour la corvée d’eau, la vieille allait au puits deux fois le matin. À son retour, elle ne manquait jamais d’arroser copieusement un massif de menthe et d’absinthe dont elle découpait quelques tiges pour le thé qu’on consommait matin, midi et soir. Les voisins avaient pris la fâcheuse habitude de venir quémander quelques brins de ces plantes, mais rien n’irritait le vieux couple, qui aimait rendre ces menus services. On les aimait parce qu’ils n’avaient pas d’enfants, aucun litige avec les gens et que, après eux, leur lignée serait définitivement éteinte, ce que tout le monde regretterait sans doute... oui on aimait ces deux vieillards. Mais personne n’osait aborder ce sujet tabou car l’homme stérile se considérait à tort moins qu’un homme vu que son sperme n’était qu’une eau sans vie. Le Vieux ne pensait plus à cela. Il savait que toute lignée avait une fin et il s’accommodait de cette évidence. « C’est ailleurs que je recommencerai une autre jeunesse, ailleurs qu’aura lieu le nouveau départ. Ici, c’est fini. Mais est-ce qu’il est permis de se reproduire au Paradis ? uploads/Geographie/ l-x27-oeuvre-integrale-x27-x27-il-etait-une-fois-un-vieux-couple-heureux-x27-x27.pdf
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- Publié le Fev 19, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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