Article La géographie économique a été presque inexistante pendant une période

Article La géographie économique a été presque inexistante pendant une période assez longue : si ce constat, à première vue, semble exagéré, il recouvre largement la réalité. S’il est intéressant de faire le bilan d’une branche d’activité d’une discipline, les géographes français se livrent rarement à cet exercice. Seuls Christine Chivallon (2003) ou Paul Claval (2001) ont récemment montré l’exemple, en ce qui concerne la géographie sociale et culturelle. Par contre, dans les pays anglo-saxons, interpréter le mariage de l’économie et de l’espace est presque devenu une mode dans une période récente. Nombre d’articles font le point sur les différents aspects de la question, ce qui montre l’intérêt et la vivacité de la pensée contemporaine : R. Martin (1996, 1999), N. Ettlinger. (2003), J.-S. Boggs et N. M. Rantisi (2003), T. Barnes (1992, 2000, 2001, 2002, 2004), A. J. Scott (2000), N. Castree (2004), H. Wai-Chung Yeung (2003), J. D. Fellmann (1986), P. Hampton (1987), M. Hess (2004), R. A. Erickson (1989), D. Gibbs (2006) ou le français P.-H. Derycke (1998, 2002), entre autres. Ils ont mis en valeur les éléments récents de la recherche comme « le tournant relationnel », « le tournant culturel », « le tournant géographique de l’économie », « le tournant territorial », « la nouvelle économie géographique », ou encore « le capital social » et l’embeddedness [1]. L’histoire de la géographie économique au cours du XXe siècle a été caractérisée par une logique interne particulière au sein même de la géographie. Les ruptures et les recompositions ont été plus particulièrement marquantes dans la deuxième moitié du siècle. Ce cheminement est caractérisé par les conditions internes à la géographie, par ses changements de modèle, et par ses méthodes de questionnement, d’une part, et par les influences externes, de l’autre. Ces éléments externes sont de deux ordres : ils proviennent des autres disciplines, plus particulièrement des sciences économiques, mais ils sont aussi liés aux changements des conditions économiques et sociales, qui ont modifié et élargi l’intérêt des chercheurs. Regardons donc le bilan que l’on peut dresser de la situation de cette branche. Dans ce bref texte, je tenterai de déchiffrer la logique de la formation de la pensée en géographie économique et de montrer la richesse de son évolution récente. 1 Les premiers pas de la géographie économique Dans l’histoire des sciences économiques, peu d’auteurs ont accordé une place importante à l’espace. Il suffit de se rappeler la phrase d’Alfred Marshall [2] [3], pour montrer que les préoccupations temporelles primaient sur les considérations spatiales : « Les difficultés du problème tiennent surtout aux différences relatives à l’espace et à la période de temps sur lesquels s’étend le marché en question ; l’influence du temps étant plus fondamentale que celle de l’espace. » Curieusement, bien que l’homme vive depuis toujours dans l’espace, les économistes ont longtemps ignoré cette évidence. Leurs travaux s’inscrivaient dans un « pays des merveilles sans dimension » au point qu’il faudra attendre von Thünen, au début du XIXe siècle, pour voir naître la première véritable théorie économique spatiale, alors que le temps constituait de longue date un des points centraux de l’analyse économique. L’explication de cette marginalisation de l’espace dans les sciences économiques est souvent peu satisfaisante. Il est vrai que nombre de questions économiques fondamentales peuvent être traitées au sein de modèles d’explication dépourvus de toute dimension spatiale. Dans de tels cas, l’espace contribuerait au réalisme des modèles, mais n’ajouterait rien à leur pouvoir de prédiction. Pourtant, — comme Suzanne Scotchmer et Jean-François Thisse [4] nous le font remarquer — cela n’implique pas que l’espace soit économiquement neutre et puisse être négligé. Au contraire, l’introduction de l’espace oblige à dépasser certaines théories existantes, et non à simplement généraliser. Elle complexifie les modèles en accroissant les paramètres en jeu. Mais même dans ce monde ponctiforme, la notion de distance a été introduite, d’une manière inévitable, à travers plusieurs éléments. La distance peut être ressentie comme une perte : celui qui gaspille de l’espace perd du temps. La distance est un obstacle, car elle augmente les frais, les délais et les risques de transport. La proximité des matières premières ou celle du marché peut réduire les coûts de la production et augmenter les bénéfices de l’entrepreneur. Mais à l’inverse, la distance procure parfois des avantages. L’éloignement d’un concurrent ou celui d’un environnement défavorable facilite dans certains cas la tâche du producteur. Entre le XVIe et le XIXe siècles les réalités de l’espace ont été perçues au travers des divisions de celui-ci (en unités politiques et religieuses), de l’utilisation du sol dans l’agriculture, des moyens de communications (réseaux routiers et voies navigables), de la circulation (péages, douanes, frontières), des courants commerciaux (au niveau local, national, international), de l’implantation des industries. Parmi les précurseurs les plus notables, on trouve bien entendu un nombre important d’économistes, avec des contributions plus au moins applicables à l’économie spatiale. On pourrait distribuer les rôles et la portée de chacun pour la géographie économique, mais ce travail a en partie été réalisé dans mon ouvrage La science régionale, et je n’y reviendrai pas dans le cadre de cet article. On peut relever que la réflexion sur l’espace dans la pensée économique a été ponctuelle et relativement marginale ; en revanche elle y a pris une place de plus en plus importante à partir du début du XIXe siècle. Ainsi, au cours des XVIIIe et XIXe siècles, alors que la science économique moderne se mettait en place, la géographie économique se cantonnait à un ensemble d’idées déconnectées et disparates. Cependant, chez des auteurs comme Petty, Cantillon, Steuart, Smith, von Thünen, Ricardo, Marx, Marshall, et Launhardt, elles étaient riches de potentialités pour l’élaboration d’une géographie économique véritablement approfondie. Toutes ces idées connaîtront une résurgence, sous une forme ou une autre, lorsque la géographie économique prendra corps dans la deuxième moitié du XXe siècle. Mais pour une raison difficile à identifier, elles ne portèrent pas vraiment leurs fruits au cours des années 1700 et 1800, et tous les points de vue sur les fondations spatiales de l’activité économique qui se dessinent durant cette période ne s’organisent pas en un champ intellectuel cohérent. On peut considérer que les travaux menés entre les années 1820 et 1950 sont à la base des théories modernes de l’économie spatiale. 2 La naissance d’une discipline La géographie économique, vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avait deux versants. D’une part, bien avant les géographes, quelques économistes en ordre dispersé ont intégré dans leurs réflexions le rôle de l’espace à travers différents aspects de la vie économique comme le commerce, les communications, la circulation ou l’implantation des industries entre autres. D’autre part les géographes ont décrit (et rarement expliqué) la répartition des activités économiques à la surface de la terre. Ni d’un côté, ni de l’autre il n’y avait la volonté et la force intellectuelle de systématiser les recherches et de donner une cohérence aux travaux. La géographie économique a évolué en ordre « dispersé », même si cela n’a pas empêché pas la naissance de quelques théories fondatrices et d’études empiriques diversifiées. Au début du XIXe siècle, la dimension géographique des écrits d’économie politique s’estompe, peut- être parce que leur intérêt se tourne plus vers ce que nous appellerions les questions macro- économiques, que vers les subdivisions internes des nations et de leurs caractéristiques économiques. Les travaux de Johann Heinrich von Thünen, en Allemagne, font exception à cette tendance générale : dans son ouvrage Der Isoliert Staat (1826), il perfectionne la théorie de l’usage des sols agricoles développée par Petty, Steuart, et d’autres, et démontre de façon détaillée comment les liens entre rente foncière, coûts de transport et prix agricoles tendent à former des cercles concentriques d’usages différenciés des sols autour des centres de peuplement majeurs. Le contemporain de von Thünen, David Ricardo, (dont l’ouvrage Principles of Political Economy and Taxation parut en 1817), n’était quant à lui guère intéressé par les dimensions spatiales, qui sont réduites à leur plus simple expression dans ses travaux, y compris dans ses analyses magistrales des avantages comparatifs et des rentes différenciées, dans lesquelles la géographie aurait pu tenir une place importante. Sa théorie des avantages comparatifs, par exemple, ne fait aucun cas des subtilités de la différenciation géographique, et réduit les pays à une collection de ressources dépourvue de dimension spatiale. De plus, comme l’a montré Ponsard (1958), Ricardo a fondé sa théorie de la rente essentiellement sur les variations de fertilité des sols, de sorte que le rôle des coûts de transports comme facteur de diversité des espaces disparaissait entièrement. Comme l’écrit Dockès (1969), « le flot abondant d’idées intégrant les perspectives spatiales et économiques disparaît presque totalement au XIXe siècle, comme une rivière disparaissant dans un désert. » Même Marx, l’esprit universel du milieu du siècle, était plus ou moins indifférent aux questions spatiales. Au fil du temps, les préoccupations majeures des économistes les plus importants de ce siècle (surtout Jevons, Menger et Walras) s’éloignent plus encore de la géographie, le but de la uploads/Geographie/ geographie-23.pdf

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