Jean Giono Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix 6 juillet 1938. Oh ! j

Jean Giono Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix 6 juillet 1938. Oh ! je vous entends ! En recevant cette lettre, vous allez regarder l’écriture et, quand vous reconnaîtrez la mienne vous allez dire : « Qu’est-ce qui lui prend de nous écrire ? Il sait pourtant où nous trouver. Voilà l’époque de la mois­ son, nous ne pouvons être qu’à deux endroits : ou aux champs ou à l’aire. Il n’avait qu’à venir. À moins qu’il soit malade – ouvre donc – à moins qu’il soit fâché ? Ou bien, est-ce qu’on lui aurait fait quelque chose ? » Le problème paysan est universel. Qu’est-ce que vous voulez m’avoir fait ? Vous savez bien que nous ne pouvons pas nous fâcher, nous autres. Non, si je vous écris, c’est que c’est raisonnable. J’ai à vous dire des choses très importantes, alors j’aime mieux que ce soit écrit, n’est-ce pas ? Vous voyez que je me souviens de vos leçons ! Non, en vérité, s’il y a un peu de ça, il y a surtout beaucoup d’autres choses ; souvent nous nous sommes dit, vous et moi, après certaines de nos parlotes : « eh ! bien voi­ là, mais c’est aux autres qu’il faudrait dire tout ce que nous venons de dire. » Certes oui. Nous sommes sur le devant d’une ferme, dans le département des Basses-Alpes, nous sommes là une vingtaine, et ce que nous avons dit là, entre tous, ça ne nous a pas paru tellement bête. Nous ne nous sommes peut-être pas servis d’une intelligence très rensei­ gnée, mais, précisément, sans embarras d’aucune sorte, 2 nous avons tout simplement parlé avec bon sens. Chaque fois, dites si ce n’est pas vrai, pendant le quart d’heure d’après, ça a été rudement bon de fumer la pipe. Mais tout de suite après on a pensé aux autres – demain soir je serai peut-être avec ceux de Pigette ou avec ceux de la Com­ manderie, mais la question n’est pas là, on ne parlera pas exactement des mêmes choses, pendant que vous ici vous aurez déjà réfléchi différentement – et dès qu’on pense aux autres tout se remet en mauvaise place. Cette lettre que je vous écris, je vous l’envoie, mais, puisqu’elle est écrite, je vais pouvoir en même temps l’envoyer aux autres. Il y a tous ceux qui parlent de vous sans vous connaître, tous ceux qui vous commandent sans vous connaître, tous ceux qui font sur vous des projets politiques sans vous connaître ; ceux qui disposent de vous – sans demander votre avis – et, il y a d’un autre côté les paysans allemands, italiens, russes, américains, anglais, suédois, danois, hollandais, espagnols, enfin tous les paysans du monde entier qui sont tous dans votre situation, à peu de choses près. Vous voyez, j’ai en­ vie que ça aille loin. Pourquoi pas ? Les paysans étrangers ont certainement dans leurs pays respectifs des problèmes particuliers à résoudre en face desquels ils sont plus habiles que nous, mais mettez-leur entre les mains une charrue et de la graine : ce qui pousse derrière eux est pareil à ce qui pousse derrière vous. Nous n’allons pas les embêter en nous faisant plus forts qu’eux sur des problèmes qui, pour quelque temps encore, s’appellent nationaux ; nous allons leur parler de choses humaines valables pour tous, et vous verrez, ce qui poussera derrière eux sera pareil à ce qui poussera derrière nous. Je me suis entendu avec quelques- uns de mes amis qui, entre tous, connaissent toutes les lan­ gues du monde (il y a même un japonais, et, quand il écrit on dirait qu’il suspend de longues grappes de raisins au haut de sa page). Tous ces amis vont réécrire cette lettre dans la langue de chaque paysan étranger, et puis, on la leur fera parvenir, ne vous inquiétez pas. Pour ceux qui 3 habitent des pays où l’on n’a pas la liberté de lire ce qu’on veut nous avons trouvé le moyen de leur donner l’occasion de cette liberté. Ils recevront la lettre et ils la liront ; peut- être en même temps que vous. S’occuper individuellement des recherches de solution. J’avais une troisième raison pour l’écrire. C’est la plus importante. Vous avez, comme tout le monde, votre bon et votre mauvais. Vous ne m’avez jamais montré que les beaux côtés de votre âme ; j’ai pour eux des yeux et des désirs qui les grossissent encore, car, nous étions ces temps- ci, entrés dans une époque où nous avions éperdument besoin de véritable héroïsme. Et non seulement vous seuls le contenez, mais vous l’exercez avec une telle aisance quo­ tidienne qu’on est, à vous voir, repris de la tête aux pieds par le plus sain et le plus réconfortant courage. Je me suis nourri sans cesse du beau côté de votre âme comme à de vraies mamelles de louve. Mais vous avez aussi un mau­ vais côté. Les anges sont au ciel ; sur la terre il y a la terre. Les hommes n’assurent pas leur durée avec un simple battement d’ailes ; il leur faut brutalement se reproduire ; et continuer : comme un cœur qui se contracte mais qui, dans le petit temps d’arrêt, au fond du resserrement de son spasme, n’est jamais sûr de poursuivre. Autrement dit, nous sommes faibles, ou encore, et ce qui revient au même, la force que nous avons n’est pas celle que nous voulons. C’est ce qui nous donne un mauvais côté. Si je vous avais parlé, au lieu de vous écrire, dans la discussion, face à face, vous ne m’auriez toujours montré que votre bon côté ; à la fin vous auriez sans doute décidé dans mon sens, mais la décision n’aurait pas été entièrement sincère et elle n’au­ rait eu aucune valeur. Arrêtons-nous un instant ici. Re­ gardons les temps actuels : tous les peuples du monde sont prisonniers de semblables décisions sans valeur. Pour vous, 4 qui êtes le peuple universel au-dessus des peuples et qui, je crois, allez être chargés bientôt de tout reconstruire, vous vous devez de décider avec franchise. Le moyen que j’em­ ploie ici est non seulement un moyen qui me permet de vous rencontrer seul à seul, mais encore et surtout de vous laisser réfléchir dans votre solitude. J’ai toujours consta­ té que c’est votre façon de résoudre avec pureté les plus graves problèmes. Vous êtes facilement séduits par les arts, mais, le plus éminent de tous : l’honnêteté à vivre, vous en êtes les maîtres, dès que vous êtes seuls en face de la vie. Au premier abord de ce que je vous écris, votre mauvais côté vous donnera d’immenses et magnifiques arguments contre. C’est bien ainsi. L’adversaire de ces mauvais argu­ ments est en vous-même. S’il n’y était pas, vous n’existeriez pas ; car vous êtes naturels ; vous avez tout le temps qu’il faut. Il ne s’agit pas de hâte. Ni vous ni moi n’avons la ma­ ladie moderne de la vitesse. Je ne sais pas qui a fait croire que les miracles éclataient comme la foudre ? C’est pour­ quoi nous n’en voyons jamais. Dès qu’on sait que les mi­ racles s’accomplissent sous nos yeux, avec une extrême len­ teur on en voit à tous les pas. Ce n’est pas à vous qu’il faut l’apprendre, qui semez le blé, puis le laissez le temps qu’il faut, et il germe, et il s’épaissit comme de l’or sur la terre. Il ne vous est jamais venu à l’idée de combiner les mathéma­ tiques et les chimies en une machine qui le fera pousser et mûrir brusquement en une heure. Vous savez que la terre serait contre. Vous avez tout le temps qu’il faut d’accumu­ ler tous les bons arguments qui viendront de votre mauvais côté. N’en ayez pas honte ; au contraire, entassez-en le plus que vous pourrez. Donnez à votre mauvais côté une liberté totale., Vous êtes seul. Personne ne vous voit ; que vous- même. Cette lettre est faite, précisément pour que vous soyez debout devant vos propres yeux. Quand vous aurez gagné sur vous-même, aucune puissance au monde ne sera capable de vous faire perdre. 5 Confusion sur le vrai sens de la richesse. Ce qui me passionne le plus, c’est la richesse. Ce que j’ai toujours recherché avidement, c’est la richesse. Pour la richesse, je sacrifie tout. Il n’y a pas de désirs plus lé­ gitimes et plus naturels. Rien d’autre ne compte dans la vie. Nous ne sommes sur terre que pour devenir riches et ensuite pour être riches. Il faut faire tous ses efforts pour devenir riches le plus vite possible de façon à être riches le plus longtemps possible. C’est le seul but de la vie. Il n’y en a pas d’autre. Il ne peut pas y en avoir d’autre. Il faut tout soumettre aux nécessités organiques de la marche vers ce but ; quand on l’a atteint, il faut tout soumettre aux nécessités organiques d’y rester. Voyez-vous, moi uploads/Geographie/ giono-lettre-aux-paysans-sur-la-pauvrete-et-la-paix 1 .pdf

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