11 Retour sur Terre * Je remercie l’ensemble des contributeurs/trices de ce vol
11 Retour sur Terre * Je remercie l’ensemble des contributeurs/trices de ce volume ainsi que l’éditeur pour leur engagement, leur disponibilité et leur patience. 1. Marion Zimmer Bradley, « La vague montante », dans C. Nuetzel (éd.) Après la guerre atomique. Anthologie de science-fiction, Paris, Bibliothèque Marabout, 1970. Re-édité chez Le Passage clandestin en 2013. À la fin du xx e siècle, un groupe d’astronautes fut envoyé dans l’espace pour coloniser une planète de la constellation du centaure appelée « Terre II ». Une fois sur place, il fallut quatre générations aux astronautes pour réparer le système de super-propulsion leur permettant d’entreprendre le che min inverse. La nouvelle de Marion Zimmer Bradley, La vague montante, publiée en 1955, fait le récit du retour sur Terre d’un petit groupe d’astronautes venu apporter des nouvelles de leur expédition aux habitants de cette planète sur laquelle ces derniers n’ont jamais été 1. Bradley raconte notamment l’excitation des passagers du vaisseau Homeward à l’idée de « rentrer » et de découvrir cette terre patrie, en particulier les avancées technologiques qu’ils prêtent aux terriens, qui, en raison des bouleversements spatialo-temporels engendrés par leur super-vitesse, vivent quatre siècles après eux. Or, au lieu d’être reçus comme des héros, à tout le moins de rencontrer une curiosité à leur égard à la hauteur de l’événe ment de la part des terriens, mais aussi, loin d’arriver dans un monde infiniment supérieur technologiquement à leur petite colonie, un monde qui aurait poursuivi – voire achevé – son entreprise de colonisation spatiale, la Terre et ses habitants (nos descendants) sont passés à autre chose. Les terriens qu’ils rencontrent ont abandonné toute espèce de conquête spatiale pour laquelle ils semblent éprouver un désintérêt presque total, INTRODUCTION RETOUR SUR TERRE ÉMILIE HACHE 12 De l’univers clos au monde infini 2. Voir le beau livre de Frédérique Aït-Touati, Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011. 3. Voir le texte d’Isabelle Stengers dans ce livre, « Penser à partir du ravage écologique », infra p. XXX. et plus généralement, ils ont radicalement modifié – civi lisé ? – leur rapport à la technique. Cette dernière n’est plus pensée comme une fin en soi, mais est articulée aux besoins et contraintes d’une organisation sociale repensée. Nous sommes loin d’en être là – ce qui est peut-être une bonne chose puisque dans la nouvelle de Bradley, ce change ment fait suite à un épisode catastrophique –, en revanche, ce récit d’un retour sur Terre communique avec l’expérience col lective que nous sommes en train de faire. Celle d’un « retour sur Terre » en ce que nous sommes en train d’expérimen ter qu’il n’y a pas d’autres planètes à coloniser, c’est-à-dire d’autres planètes habitables pour des êtres humains, pour le moment du moins. « Retour sur Terre » aussi au sens où le point de vue extra-terrestre – qu’il soit martien, lunaire ou sirien – à partir duquel les Européens puis tous ceux qu’ils ont entraîné à leur suite ont appris à voir et à penser, c’est- à-dire ont appris à voir et à penser la terre, mais aussi depuis lequel ils ont pris l’habitude de se voir et sentir, est en train de disparaître face à l’intrusion de Gaïa et au bouleversement climatique que nous avons provoqué. Ce point de vue extérieur, que la fiction scientifique a construit conjointement à l’inven tion des sciences modernes 2, est en train de nous apparaître comme l’une des choses les plus étranges que nous ayons inventé, tout en nous laissant complètement démunis devant sa disparition. L’expérience sensible comme intellectuelle que nous cherchons à saisir par cette autre image d’un « retour sur Terre » est donc entièrement à construire : que veut dire penser/agir/connaître/imaginer ou encore habiter sur Terre ? Retour sur une terre que l’on connaît mal, dont il nous faut apprendre la nouvelle écologie résultant de la mise à mal d’un improbable agencement d’interactions, qui nous oblige à détourner notre regard des étoiles pour surveiller les « réponses » multiples et de plus en plus brutales de Gaïa, créant des « conditions d’existence » toujours plus dures pour une partie des habitant-e-s de la Terre 3. Cette inconnue se 13 Retour sur Terre 4. Isabelle Stengers, ibid. présente à nous d’une manière comparable à la situation à laquelle durent faire face les astronautes du vaisseau Homeward une fois qu’ils eurent atterris, littéralement décontenancés ou plutôt « surcontenancés » par leurs propres corps pesant deux fois plus lourd sur Terre que sur Terre II, comme aussi aveuglés par la lumière du soleil beaucoup plus proche de la Terre que de Terre II. Ce sont d’abord nos corps qui ont besoin de s’adapter, de s’ajuster à un espace, à une pesanteur oubliés, mais donc aussi de fabriquer de nouveaux équipements comme de nouveaux attachements. Or, nous ne disposons peut-être plus pour cela des bonnes métaphores, des bonnes histoires comme des bons concepts pour accompagner ces nouveaux embranchements. C’est de fait ce qui ressort des différents essais réunis ici, qui tous insistent sur la nécessité d’une nouvelle esthétique, au sens d’un renou vellement de nos modes de perception, de notre sensibilité, pour pouvoir répondre à ce qui est en train de nous arriver. Le projet de ce livre est de rassembler philosophes, histo riens, anthropologues et sociologues, s’intéressant à ce que la situation écologique fait à leurs disciplines, comme à la façon dont la mise au travail des questions qui en résultent peut venir « troubler nos habitudes de pensée (…) et susciter de nouvelles mises en rapport 4 ». À quelle réinvention est tenu le social quand la division nature/ société à partir de laquelle la discipline sociologique s’est construite n’a plus de sens ? Que signifie faire de l’histoire à une époque où toutes les stabilités relatives qui avaient servies de « cadre » à cette histoire sont radicalement mises en question ? Quels mythes font aujourd’hui tenir le monde face à la possibilité de son démembrement ? Quels modes d’engagement vis-à-vis de la puissance transfor matrice des idées la philosophie doit-elle cultiver pour fabriquer des propositions situées, actives et non innocentes ? Changer d’échelle ? Cette transformation des conditions de vie sur terre a pris en particulier la forme d’une question d’échelle avec l’apparition 14 De l’univers clos au monde infini 5. Voir l’article fondateur de Paul Crutzen et Eugène Stoermer, « The Anthro pocène », International Geosphere-Biosphere Programme, newsletter, 41, 2000. Pour une version plus complète et actualisée, voir Will Steffen, Jacques Grinewald, Paul Crutzen et John Mc Neill, « The Anthropocene: conceptual and historical perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A, janvier 2011. 6. Bruno Latour, Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 2004 ; voir aussi Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. 7. Voir le texte de Christophe Bonneuil et Pierre de Jouvancourt dans ce volume, « En finir avec l’épopée », infra p. XXX. 8. Pour une présentation vulgarisée de la construction d’un fait scientifique, voir Bruno Latour, « Trois petits dinosaures ou le cauchemar d’un scienti fique », Petites leçons de sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 1993. du concept d’ Anthropocène. Celui-ci résulte d’une proposition formulée par un chimiste et météorologue néerlandais, Paul Crutzen, il y a maintenant une dizaine d’années, de créer une nouvelle époque géologique nommée Anthropocène, en raison du fait que l’espèce humaine est devenue aujourd’hui une force géologique 5. Il s’agit là d’un geste scientifique considérable, ne serait-ce que par ses conséquences : quel régime d’existence distinct de celui de l’Holocène est censé caractériser cette nouvelle période ? Quels prolongements dans les sciences humaines doit-on attendre d’un changement d’époque géo logique ? S’agit-il de nouvelles coordonnées pour la pensée venant remplacer la Nature des Modernes 6 ? Quels sont les enjeux politiques d’une géo-histoire ? D’un géo-savoir 7 ? Non seulement l’espèce humaine est envisagée comme ini tiatrice d’une époque géologique, mais ce sont les humains contemporains qui vont devoir faire face à un changement de cette grandeur : jusqu’à présent, les temps géologiques isolés par les scientifiques concernaient des époques anté rieures, excepté celui dans lequel nous nous trouvions mais qui avait commencé des milliers d’années avant sa décou verte 8. Vertigineux paradoxe que cette proposition qui nous est faite : simultanément, reconnaître la part anthropique du changement climatique – induisant que l’espèce humaine est devenue une composante de l’échelle géologique elle-même – et en conclure que l’être humain n’est plus à l’échelle. L’espoir de Descartes que l’on se rende un jour « comme maître et possesseur de la nature » apparaît en comparaison singuliè rement mal formulée. Il ne s’agit pas ici d’être « comme » ni 15 Retour sur Terre 9. 2013 particulièrement fut l’année de l’Anthropocène : on peut noter la série de conférences organisées autour de ce concept à Berlin en début d’année, un séminaire de l’EHESS consacré à l’Histoire de l’Anthropocène ainsi qu’un colloque international à Sciences Po en fin d’année. Concernant les publications, parallèlement à la uploads/Geographie/de-lunivers-clos-au-monde-infini-edition.pdf
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- Publié le Jan 25, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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