L’évolution de la pensée géographique au 20e siècle The evolution of geographic
L’évolution de la pensée géographique au 20e siècle The evolution of geographic thought in the 20th century Peter Gould, Ulf Strohmayer * 40, Westbrook, Barna Road, Galway, Irlande Reçu le 1 janvier 2002 ; révisé et accepté le 15 février 2002 Résumé Cet essai trace l’histoire des grandes idées théoriques de la géographie humaine du siècle dernier. Les auteurs montrent les développements majeurs des théories qui ont déterminé les pratiques des géographies européennes et américaines depuis Ratzel, Reclus et Semple. C’est aussi la dernière publication de P. Gould, décédé en 2000, que Géographie, Économie, Société présente en exclusivité, avant même sa parution en anglais. Comme Peter aimait la pensée et la vie françaises, on est sûr qu’une telle traduction lui aurait beaucoup plu. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract This paper traces the involvement of theoretical ideas in the history of human geography during the last century. The authors address major theoretical advances and the practices they begot both in Europe and in the US since the days of Ratzel, Reclus and Semple. The paper is also one of the last publications by Peter Gould, who died in 2000. Since Peter loved all things French, we are convinced that he would have been proud of the translated essay. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés : Géographie humaine ; Théorie ; histoire des idées ; XXe siècle Keywords: Human geography; Theory; History of ideas; 20th century * Auteur correspondant. Adresse e-mail : ulf.strohmayer@nuigalway.ie (U. Strohmayer). Géographie, Économie, Société 5 (2003) 1–30 www.elsevier.com/locate/geecso © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. DOI: 1 0 . 1 0 1 6 / S 1 2 9 5 - 9 2 6 X ( 0 3 ) 0 0 0 0 3 - 0 « Ma principale ambition est de mettre quelques poèmes là où il sera difficile de s’en débarrasser ». R. Frost Les ambitions du poète visent d’autres domaines. Tout au long du XXe siècle et plus particulièrement pendant la seconde partie, l’ambition des générations successives de géographes fut de « loger quelques poèmes, là où il allait être difficile de s’en débarrasser ». En d’autres termes, d’ancrer la géographie professionnelle dans une trace conceptuelle et méthodologique profonde, de sorte qu’il soit difficile de la déloger de son sillon véritable et légitime ainsi tracé. Certains groupes y sont-ils parvenus ? Une réponse unique, pour cette discipline éclectique, doit être « non ». Et jusqu’à maintenant, chaque fois qu’est apparue puis a disparu une phase, elle a laissé un résidu, un noyau d’intelligibilité qui a donné aux géographes une compétence méthodologique accrue, ainsi qu’une compréhension concep- tuelle plus profonde à partir de positions affinées qui ont été forgées par des traditions plus critiques et plus réflexives (Abler, 1999). Dans cet article, nous essaierons de présenter les principales positions et leurs expressions qui ont modelé la discipline dans son ensemble (ou tenté de le faire). Inutile de préciser que cela ne peut se faire qu’au prix d’une sélection drastique que marquent en outre les centres d’intérêt et la filiation disciplinaire des auteurs. Ces limites apparaîtront notamment dans la place accordée à l’évolution de la discipline, avant et après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, tel quel, ce texte fournit un cadre pour les réflexions, en insistant sur les positions philosophiques et les questions théoriques qui entourent les débats actuels de la géographie humaine. D’un bout à l’autre, nous avons tenté de donner autant de poids aux artisans du changement dans la discipline que nous avons cherché à rendre justice à la puissance des conditions structurelles qui modèlent les discours géographiques. En particulier, les mécanismes propres à travers lesquels la créativité et l’effort individuels contribuent aux réseaux de pouvoir, aux technologies et aux institutions dans une discipline (avant d’être modelés par eux) constituent l’une des questions les plus débattues dans les sciences humaines et sociales aujourd’hui. Dans ce qui suit, nous n’essaierons pas d’apporter une réponse à cette question ; nous nous limiterons à fournir des éléments pour alimenter les discussions à venir. 1. L’héritage du XIXe siècle Les origines de la géographie, considérée comme sens du lieu et de l’espace, remontent loin dans l’histoire humaine. Il n’est pas dans notre intention ici de laisser entendre que la géographie « a commencé au XIXe siècle », même si ce fut au cours de ces années qu’apparurent de nombreux départements dans les universités européennes. Dans un essai dont l’objet concerne les évolutions survenues au cours du XXe siècle, nous ne pouvons que saluer Hérodote et de nombreux autres auteurs grecs qui écrivirent de façon sensée sur les conjonctions des mondes physique et humain (Staszak, 1995). On doit une même recon- naissance courtoise, mais rapide, aux géographes, aux cartographes, aux navigateurs et aux explorateurs qui ouvrirent leurs propres mondes à d’autres peuples, d’autres lieux, d’autres civilisations, tout en ouvrant d’autres mondes à la puissance souvent unilatérale des formes mercantiles puis industrielles du capitalisme (Livingstone, 1992 ; Wallerstein, 1974, 1980). Les bornes séculaires sont des limites arbitraires et la justice exige que nous attirions l’attention sur quelques géographes du XVIIIe siècle qui ont posé les fondements raisonnés 2 P. Gould, U. Strohmayer / Géographie, Économie, Société 5 (2003) 1–30 de questions difficiles, dont l’idée que les natures et les caractéristiques des êtres humains étaient étroitement produits par les conditions de l’environnement naturel, lesquelles variaient dans l’espace, n’était pas la moindre. Le thème du déterminisme environnemental allait fournir un concept puissant d’organisation qui s’est maintenu pendant le premier quart du XXe siècle, un concept qui s’est totalement exprimé dans l’intérêt de Montesquieu pour les effets du sol et du climat sur la nature humaine. Ainsi, un thème important de la variation spatiale venait alimenter la géographie humaine. Il a été rapidement contesté par J. Herder qui, vraisemblablement plus que tout autre à l’époque, vanta un sentiment de Bodenständigkeit1, une façon de se sentir chez soi, un enracinement ou un sens du lieu. Cela a encore permis de se réjouir de l’immense variété spatiale des lieux et des peuples à travers le monde ; et plus encore, de respecter les cultures indigènes qui, à leur tour, alimentent le renouveau du relativisme culturel en ethnographie et en anthropologie, propre à ceux qui ont poursuivi la tradition non impérialiste au XXe siècle (Boaz, 1928 ; Herskovits, 1962). Le déterminisme environnemental allait encore trouver un adversaire en la personne d’Emmanuel Kant qui était disposé, le cas échéant, à élever la géographie au rang de science universelle. Son désaccord a été partagé par A. von Humboldt même si ce dernier a reconnu l’existence de relations étroites entre la vie végétale et les variations des sols, en fonction des conditions microclimatiques. En fait, les voix qui s’opposaient au détermi- nisme environnemental dans l’activité humaine ont été si puissantes que nous nous étonnons de la position forte, presque idéologique en définitive, que ce courant conserva en géographie pendant tout le XIXe siècle et le début du XXe siècle. Les étudiants de l’empire montrent peut-être moins de surprise, mais la longévité de cette doctrine du XVIIe siècle demeure malgré tout une énigme. Même si la curiosité et la quête géographiques ont des racines anciennes, l’héritage des cent dernières années remonte au milieu et à la fin du XIXe siècle. Bien que le Kosmos d’A. von Humboldt (1843) et La Nouvelle Géographie universelle d’É. Reclus (1876–1894) aient pu avoir une place de choix chez les Européens lettrés, il est difficile de qualifier de « riche », au sens intellectuel du terme, le patrimoine général. Aux États-Unis, la plupart des géographies étaient des textes scolaires (parmi lesquels un ou deux figuraient parmi les lectures demandées aux étudiants de première année dans quelques collèges et universités), tous ces textes avaient une composante marquée de géographie physique, qu’agrémentaient quelques faits, sous forme de catalo- gue, tirés de la réalité humaine. L’accent physique allait continuer de dominer, comme réalité palpable, jusqu’à la fin des années 1920. La géographie humaine a été présentée, dans une large mesure, comme déterminisme environnemental, malgré le splendide Man and nature or physical geography as modified by human action de G. Perkins Marsh publié en 1864 et The Earth as modified by human action qui parut en 1874, qui inversaient le déterminisme. L’effacement graduel du paradigme du déterminisme environnemental est perceptible dans la langue d’E. Churchill Semple où le « déterminisme » devient « maî- trise », puis s’élide en « influence », pour devenir enfin « ajustement » (Martin, 1998, 10). Certaines influences européennes sont ressenties, à cette époque, aux États-Unis — comme par exemple les textes du SuisseA. Guyot qui présentait les œuvres de C. Ritter —, mais les influences les plus fortes, malgré leur caractère tout à fait éphémère, venues de France avec J. Bruhnes, P. Vidal de la Blache et les conférences annuelles à Harvard de R. 1 En allemand dans le texte (appartenance au terroir). 3 P. Gould, U. Strohmayer / Géographie, Économie, Société 5 (2003) 1–30 Blanchard, de uploads/Geographie/ gould-stro-histoire-penseegeo-xx-geo-eco-et-soci-03.pdf
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- Publié le Jul 21, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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