CIRCULATIONS MARCHANDES AU SAHARA : ENTRE LICITE ET ILLICITE Judith Scheele La

CIRCULATIONS MARCHANDES AU SAHARA : ENTRE LICITE ET ILLICITE Judith Scheele La Découverte | « Hérodote » 2011/3 n° 142 | pages 143 à 162 ISSN 0338-487X ISBN 9782707169679 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-herodote-2011-3-page-143.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Il leur faut, pour ne pas mourir de faim, pouvoir échanger l’excédent de dattes qu’ils peuvent avoir contre le blé, l’orge, le beurre, la viande séchée ou sur pied, la laine etc., que leur apportent les cara- vanes venant des hauts plateaux ; si ces caravanes font défaut, c’est la misère noire [Cauchemez, 1900]. Le Sahara a été et demeure une terre d’échanges : une région où dans la durée la survie des populations dépend des stratégies de négoce avec leurs voisins plus ou moins proches. Le commerce reste donc au cœur des économies locales et, dans bien des endroits, il constitue la motivation majeure de l’établissement des lieux de sédentarisation. Même si le commerce transsaharien a toujours fasciné les cher- cheurs occidentaux (ainsi que les diplomates et les poètes) et même s’il était fi nancé, en partie, par des réseaux qui dépassaient le cadre du Sahara, les archives locales révèlent que, dans le passé, l’essentiel de ces échanges se déroulait à une échelle plutôt modeste et concernait surtout des marchandises nécessaires à la vie quoti- dienne (dattes, céréales, bétail) et de la main-d’œuvre. Des entreprises plus vastes s’y greffaient, certes, au gré de la conjoncture, mais l’infrastructure de base qui reposait sur des liens sociaux et des besoins en vivres restait nécessairement régionale. Avec les transformations politiques, économiques et techniques survenues lors de la colonisation, des deux guerres mondiales puis des indépendances nationales, 1. Chercheure en postdoctorat à All Souls College, Université d’Oxford. © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2021 sur www.cairn.info via Université du Québec à Montréal (IP: 132.208.246.237) © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2021 sur www.cairn.info via Université du Québec à Montréal (IP: 132.208.246.237) HÉRODOTE 144 Hérodote, n° 142, La Découverte, 3e trimestre 2011. ces échanges se sont modifi és. Certains acteurs ont su profi ter de ces circonstances exceptionnelles pour asseoir un quasi-monopole, d’autres ont tout perdu : mais succès ou échec dépendait largement de leur capacité à tirer profi t des réseaux sociaux régionaux qui, mutatis mutandis, semblent survivre aux changements, et à les adapter aux nouvelles circonstances. Depuis les indépendances, le bétail provenant des pays du Sahel n’est donc plus (ou guère) échangé contre des dattes, mais plutôt contre de la semoule, des biscuits, des pâtes alimentaires et du lait en poudre subventionnés au Maghreb et interdits à l’exportation. Du point de vue des pouvoirs publics, ces échanges sont illégaux, mais, localement, ils sont considérés comme légitimes car indispensables au ravitaillement de la région. D’ailleurs, les douaniers, les gendarmes et les policiers postés le long des pistes sahariennes ferment souvent les yeux sur ces pratiques, moyennant rétribution, lorsqu’ils n’y participent pas eux-mêmes. Depuis une trentaine d’années, d’autres activités commerciales transsahariennes voire transcontinentales se sont greffées sur ces mouvements transfrontaliers : des cigarettes d’abord, puis des armes et des stupéfi ants. En s’appuyant sur la main- d’œuvre locale, ces nouveaux commerces ont entraîné la restructuration d’une partie des réseaux commerciaux régionaux et remis en cause d’anciennes hiérarchies sociales locales et régionales. Or, pour la plupart des acteurs locaux, l’implication dans des réseaux extérieurs de fraude est perçue comme un moyen de se consti- tuer un premier pécule pour ensuite investir dans le commerce transfrontalier licite, voire légal. Le gros des échanges observés reste ainsi dans le domaine des vivres et des biens de consommation courante comme le gasoil, et demeure sous le contrôle des familles et de petits réseaux marchands anciens. Une condamnation de tout commerce saharien comme « trafi c » et de toute famille commerçante comme un « réseau de trafi quants » ne permet pas de saisir les réalités à l’œuvre sur le terrain. Toute politique interventionniste se fondant sur ce type de représentation serait désastreuse pour les économies et les sociétés locales. À travers l’étude de la frontière algéro-malienne mise en perspective par des travaux sur les régions avoisinantes, cet article vise à donner un aperçu du développement du commerce saharien moderne, de la fi n du XIXe siècle jusqu’à l’époque contemporaine, et à montrer les limites fl exibles et toujours mouvantes entre commerce légal et illégal, licite et illicite 2. 2. Cette contribution repose sur quinze mois de recherches dans le Sud algérien et le nord du Mali et sur des investigations effectuées dans les archives en France, en Algérie et au Mali en 2007-2009. Ces travaux ont été fi nancés par Magdalen College, Université d’Oxford, et la British Academy (Grant n° SG-47632). © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2021 sur www.cairn.info via Université du Québec à Montréal (IP: 132.208.246.237) © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2021 sur www.cairn.info via Université du Québec à Montréal (IP: 132.208.246.237) CIRCULATIONS MARCHANDES AU SAHARA : ENTRE LICITE ET ILLICITE 145 Hérodote, n° 142, La Découverte, 3e trimestre 2011. Commerce régional et premières grandes fortunes sahariennes Le commerce transsaharien a, depuis longtemps, capté l’attention des chercheurs et plus largement des Européens sur lesquels il exerçait une certaine fascination [McDougall, 2005]. Il n’en est pas de même pour le commerce intérieur saharien du sel, du bétail, des dattes et des céréales qui, moins spectaculaire, a été peu étudié 3. Pourtant, ce dernier semble avoir toujours été en termes de valeur largement plus important que le commerce transsaharien et a fait vivre davantage de gens [Lovejoy, 1984], tout en constituant une ressource essentielle pour les économies oasiennes et nomades [Pascon, 1984 ; Retaillé, 1986]. D’ailleurs, il semble qu’aucun terme local ne corresponde à la notion de « transsaharien », et la limite entre ces deux types de commerce est souvent fl oue. Les commerçants transsahariens investissaient en effet une partie importante de leurs gains dans le commerce régional, dans l’agriculture et l’élevage [Eldblom, 1968] et le commerce transsaharien reposait essentiellement sur une infrastructure régionale, ne serait-ce que pour avoir accès au transport et aux réseaux de protection nécessaires 4. Comme l’indiquent les témoignages d’esclave s « libérés » par l’armée française au début du XXe siècle, la plupart des biens qui traversaient le Sahara ne le faisaient pas en ligne droite, mais passaient d’une caravane à l’autre et ne devenaient transsahariens que s’ils n’étaient pas vendus en cours de route, en suivant des routes irrégulières qui rappellent le « cabotage » cher à Braudel 5. Cette importance des infrastructures régionales, plus ou moins à l’abri des fl uctuations économiques mondiales et qui offraient des zones d’investissements sûres, peut expliquer, en partie, la grande fl exibilité du commerce transsaharien, sa résistance à l’introduction de nouveaux moyens de transport et sa continuité bien au-delà de la construction des chemins de fer nigérians et sénégalais qui permet- taient d’évacuer les produits du Sahel par le sud [Newbury, 1966 ; Johnson, 1976 ; Baier, 1977]. À partir de la fi n du XVIIIe siècle, la présence européenne, d’abord sur les côtes atlantiques du Sahara occidental, puis de plus en plus à l’intérieur même du Sahara, réordonna cette infrastructure sur le terrain par l’introduction de nouveaux 3. À l’exception du commerce de sel : pour un résumé des travaux effectués sur ce dernier, voir McDougall [1990]. 4. Comme en témoignent les lettres des commerçants de Ghadamès conservées au Centre d’études et de documentation Ahmed Baba (CEDRAB) à Tombouctou : voir notamment MSS n° 2708-36, 2757-77 et 6092-4 ; et Scheele [2010]. 5. Ces témoignages sont conservés au CAOM, boîte 12H50. Chardenet, « Aoulef », CAOM 22H50, décrit le « cabotage » transsaharien des Awlâd Zinân, grands commerçants du Tidikelt, qui les amène du Tidikelt vers Tombouctou, puis Ghat et Ghadamès, en vendant des produits locaux en route ; voir aussi Haarmann [1998, p. 28]. © La Découverte | Téléchargé le 19/03/2021 sur www.cairn.info via Université du Québec uploads/Geographie/ her-142-0143.pdf

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