I LA FRANCE MODERNE Une autre France, un autre peuple : c’est l’impression que
I LA FRANCE MODERNE Une autre France, un autre peuple : c’est l’impression que nous eprouvons en passant de Notre-Dame de Paris a la colonnade du Louvre, du donjon de Vincennes au palais de Versailles, de la France medievale a la France classique. Un contemporain de saint Louis, transporte a l’epoque de Louis XIV, se serait cru dans un autre monde. On a peine a penser que les architectes de la place Vendome et les decora- teurs de la galerie des Glaces aient pu etre les descendants des batisseurs de Chartres et des fresquistes de Saint-Savin — qu’il y ait^eu quoi que ce soit de commun entre les pelerins de Notre-Dame du Puy et les personnages qui s’assemblaient dans la chapelle de Versailles pour ecouter les predications de Bossuet. Le contraste eclate en tout ce qui constitue le decor de la vie a l’epoque classique. Il suffit, pour saisir l’importance du renouvellement, de jeter un coup d’oeil sur la partie medievale du Palais : la Sainte-Chapelle et les tours de la Conciergerie, puis de traverser la Seine pour s’arreter devant le pavilion de l’FIorloge : deux demeures royales, deux conceptions essen- tiellement differentes. Tous les monuments que va elever le xvne siecle presen- teront le meme caract^re : symetrie des batiments, facades rectilignes sur lesquelles s’ouvrent de longues enfilades de 7 LA FRANCE MODERNE fenetres, frontons triangulaires, colonnes et peristyles a l’an- tique, coupoles majestueuses — tels sont les traits qui dis- tinguent tout ce que la France classique eleve en fait de monuments, depuis le temps ou Richelieu fait construire ce Palais-Royal, que l’on appelle alors le palais Cardinal, et Marie de Medicis le palais du Luxembourg. Et il en sera ainsi jusqu’a la fin de l’epoque classique, c’est-a-dire jusqu’a la fin du xixe siecle, avec plus ou moins de bonheur, mais selon des normes absolument semblables : le Paris de Percier et Fontaine (facade nord du Louvre sur la rue de Rivoli) et celui d’Haussmann (fa£ade de l’Opera), demeurent dans la ligne de celui de Gabriel (Ecole militaire) ; le talent est inegal, mais la continuite parfaite dans les sources d’inspi- ration comme dans la technique. L’epoque classique — en cela encore elle contraste avec les temps medievaux — a construit plus volontiers des palais que des eglises, mais celles qui subsistent manifestent exacte- ment les memes caractkes que les batiments civils. S’il ne s’agit plus de copier l’Antiquite de fafon scolaire en super- posant les trois ordres classiques, comme dans la facade de Saint-£tienne-du-Mont, l’ordonnance tr£s caracteristique des fagades, avec colonnades et fronton triangulaire, d’ou emerge souvent une coupole, se retrouvera, & quelques details pr£s, dans des eglises comme Saint-Sulpice, ou Saint-Paul-Saint- Louis, jusqu’a la Madeleine ; et plus encore dans les chapelles attenantes aux palais, comme celle du Val-de-Grace, de la Sorbonne, ou de l’Hotel des Invalides. Les architectes se sont liberes dans une certaine mesure de la copie exacte de l’anti- quite, mais non des principes antiques qui inspirent tout l’ideal classique, fait de regularite, de mesure, et d’un certain nombre de canons techniques : proportion des colonnes, tantot lisses selon l’ordre ionique, tantot cannelees selon l’ordre corinthien, facture des chapiteaux, etc. Un rapide examen de l’architecture urbaine met en relief cette coupure radicale entre France classique et France m£di4- vale. II suffit de voir a quels principes obeissent les places 8 LA FRANCE MODERNE des villes, comme a Paris la place des Victoires et la place Vendome, construites a la meme epoque (1685-1686), par rapport a ces centres de vie et de mouvement que furent les places dans les communes medievales. Ces derni&res naissent de necessites organiques; il fallait repondre aux besoins economiques : celui du marche qu’il est pratique d’avoir au centre de la ville, — aux besoins administratifs : les habitants, qui forment une communaute, doivent pouvoir se retrouver en un point ou tous accederont commodement. Aussi cette place voyait-elle s’elever l’hotel de ville en meme temps que l’eglise, nee, elle, des besoins religieux, et qui rassemblait la communaute urbaine dans la priere et les celebrations liturgiques. Toutes sortes de details enfin mani- festaient le desir de repondre de la fagon la plus positive aux besoins pratiques : les rues qui debouchent aux coins de la place pour eviter un tournant aux voitures, les galeries couvertes ou marchands et acheteurs seront a l’abri, etc. Sur la place des Victoires, comme sur la place Vendome, tout est confu en fonction de la perspective ; le centre est une statue : la statue du monarque qui a la fois dirige et personnifie l’Etat. L’ordonnance generale repond a un plan rigoureux, avec des maisons semblables, mais elle est deter- minee par le souci du decor, non celui des necessites pratiques. Rien de plus incommode, en fait, que le plan circulaire qui derri^re une composition majestueuse — les maisons alignees en cercle, les rues s’ecartant en etoile — institue un veritable dedale de ruelles et d’espaces morts. C’est pourtant celui qui a ete adopte place des Victoires, tandis que les deux rues qui debouchent sur le centre de la place Vendome constituent le seul degagement. Mais leur style est grandiose. L’architecte a pleinement reussi a donner a ces deux ensembles urbains le caractere d’apparat qu’il voulait imposer : ce qui importe pour lui, c’est la perspective que cree cette ouverture avec la statue au centre. Les Vasari, les Bramante, avaient ainsi trace des plans de villes ideales, ou tout etait dicte par la perspective monumentale. 9 LA FRANCE MODERNE La place Vendome, aussitot construite, sera habitee presque exclusivement par des financiers : Louis XIV, apres en avoir acquis la propriete, cedee par le due de Vendome pour 666.000 livres, en avait confie les plans a Mansart. Le premier hotel est vendu a Antoine Crozat, l’un des plus riches finan¬ ciers du temps, en 1702 ; son gendre, le comte d’fivreux, en occupera un autre. Alexandre Luillier, Pun de ceux qui ont finance la construction de la place, en edifie un pour sa soeur, Mme de La Vieuville; celui-ci sera bientot achete par le financier Bourvalais au nom de sa femme. On trouve encorfe parmi les acquereurs Villemare, ami du ministre Pontchartrain, financier lui aussi ; le fermier general Delpech, le receveur des finances de Caen, Aubert, le controleur general des finances Chamillart, Paperel, tresorier general de Pordinaire des, guerres, Thomas Quesnel, premier commis au controle general des finances, de Bitault, conseiller au Grand Conseil, Jean de La Lande, controleur general des rentes de I’Hotel de ville, Rene Boutin, receveur general a Amiens, de Reich de Pennautier qui s’occupe de finances ecclesiastiques, plus le fermier general Lalay et le tresorier d’Alenfon Heuze de Vauloger ; enfin les beneficiaires de Poperation, e’est-a-dire les architectes : Pierre Bullet, Jules-Hardouin Mansart, Robert de Cotte et Boffrand. C’est assez dire a quel point cette architecture est liee a l’histoire de la haute bourgeoisie. Les creations de villes ne sont pas le fait de Pepoque. On en a pourtant un exemple avec la ville de Richelieu, batie par le cardinal a Pemplacement du petit village, portant son nom, ou s’elevait le manoir paternel, et que l’on peut voir encore de nos jours entre Tours et Loudun. Le plan, confie a Parchitecte Le Mercier, comporte non pas une, mais deux places symetriques dans un quadrilatere regulier; la grande rue qui les relie se compose de vingt-huit hotels absolument semblables ; elle aboutit a l’une des portes syme¬ triques percees dans 1 enceinte, qui donne elle-meme sur une place en hemicycle ou s’ouvre le pare du chateau de Richelieu aujourd hui detruit. La Fontaine y voyait «- le plus beau 10 LA FRANCE MODERNE village de Vunivers », mais terminait la description sur une note ironique : On en a fait tons les logis D’une pareille symetrie ; Ce sont des batiments fort hauts ; Leur aspect vous plaira sans faute ; Les dedans ont quelques defauts : Le plus grand, c’est qu’ils manquent d’hotes. Cette cite nee d’une decision du pouvoir central ne sera jamais en effet qu’a demi peuplee, et il est curieux de constater la difference de son destin avec celui d’Aigues-Mortes qui, surgie au milieu des marais, est une ville prospere moins de vingt ans apr£s sa creation, et garde cette prosp4rit4 jusqu’au moment ou l’ensablement du port vient y mettre terme. Mais en fait toutes les conceptions etaient differentes dans ces creations apparemment semblables, et le peuple ne s’y trom- pait pas. En revanche, les remaniements profonds que subissent les cites existantes, et Paris en tout premier lieu, qui concentre de plus en plus, suivant le mouvement observable deja sous Louis XI, la vie de la nation, — trahissent un changement complet dans^ le style de vie. Encore a la fin du xve siecle et meme dans le courant du xvie, lorsque de riches bourgeois se font batir un hotel, c est dans ce style si caracterise dont la maison de Jacques Coeur a Bourges aura ete le chef-d’ceuvre. Son hotel reste issu de la maison medievale, avec ses uploads/Geographie/ histoire-de-la-bourgeoisie-en-france2.pdf
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- Publié le Fev 07, 2022
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