L’économie coloniale de l’opium L’opium a une vieille histoire en Asie du Sud-E
L’économie coloniale de l’opium L’opium a une vieille histoire en Asie du Sud-Est. Les populations Hmongs (ou Méos) des régions montagneuses du Laos, de Thaïlande ou du Vietnam, ou encore les com- munautés chinoises du Yunnan, cultivent traditionnelle- ment le pavot depuis des siècles. Mais les premiers acteurs géopolitiques qui firent de cette région du monde un foyer majeur du trafic de stupéfiants furent les États. Au XIXe siècle, les Britanniques inondèrent l’Empire de Chine d’opium indien à la suite de deux guerres authenti- quement impérialistes (1839-1842, 1856-1860), afin d’ouvrir un juteux marché les armes à la main. Dès lors, l’économie de l’opium fut au cœur des empires coloniaux qui se mirent en place au XIXe siècle. Dès la conquête de l’Annam et du Tonkin, les colons français du Second Empire puis de la IIIe République comprirent le profit qu’ils pouvaient tirer de la culture et de la vente de l’opium. D’une « ferme de l’opium » mise en place dans les années 1860, l’administration coloniale mit en place en 1881 le régime de la Régie directe, en situation de monopole. Une manufacture d’opium fut installée à Saigon, raffinant de l’opium acheté principalement aux Indes (et non dans les régions périphériques du pays), à destination des pharmacies mais aussi des fumeries. Au début du XXe siècle, un quart des recettes dans le budget de l’Indochine, soit environ 8 millions de piastres, provenait de la vente d’opium à prix fixé par la Régie1. Ailleurs, les colonisateurs établirent le même type de régime, comme les Néerlandais en Indonésie, ou privilégièrent la libre- concurrence des compagnies d’opium, comme les Britanniques à partir de leurs concessions chinoises. Le gâteau chinois était aussi partagé par les Français qui jouirent, entre 1898 et 1945, de la possession d’un petit territoire côtier, Kouang-Tchéou Wan ou Fort Bayard. À par- tir de 1914, l’administration française y créa une petite Régie, raffinant l’opium et le vendant à des intermédiaires commerciaux (y compris des contrebandiers chinois) pour l’exporter vers la Chine continentale2. Cependant, cette économie florissante se retrouvait en porte-à-faux avec le système des conventions internatio- nales, institué à la conférence de La Haye en 1911, per- fectionné après la Grande Guerre sous l’égide de la Société des Nations (SDN)3. La catastrophe sanitaire de 7 1 1 PauleS X. L’opium, une passion chinoise (1750-1950). Paris: Fayard, 2011. 2 Matot B. Fort Bayard: quand la France vendait son opium. Paris: François Bourrin, 2013. 3 Marchant A. Une brève histoire des conventions internationales sur les stupéfiants au XXe siècle. Swaps 2015; 80-81: 3-4. En 1972, l’universitaire américain Alfred McCoy, professeur à l’université du Wisconsin, publiait un ouvrage désormais classique: La politique de l’héroïne en Asie du Sud-Est. Il y étudiait dans la (longue) durée le trafic des opiacés dans cette région du monde, pointant les relations troubles de pouvoir entre États, agences de renseignement (notamment la CIA), armées régulières, guérillas, contrebandiers, confré- ries mafieuses et populations traditionnelles, tous pris dans la nasse de la guerre froide. En s’appuyant en partie sur McCoy et sur d’autres travaux, retraçons ici la géopolitique de cette région-clé dans le trafic international d’opiacés, dont l’âge d’or fut les années 1960-1980. Histoire et géopolitique du trafic des opiacés en Asie du Sud-Est Alexandre Marchant / Docteur en histoire de l’ENS de Cachan DOSSIER l’opiomanie en Chine fournissait les images de déca- dence pointées par les ligues de vertus en Europe et aux États-Unis. Mais toutes les administrations coloniales violèrent hypocritement, pendant des années encore, la prohibition internationale. Le profit était trop important : en Indochine française, par exemple, les recettes des ventes d’opium passèrent à 30 millions de piastres dans l’entre-deux-guerres. Le Japon eut une trajectoire diffé- rente, imitant les méthodes des Européens : il raffina industriellement de l’opium cultivé massivement dans le protectorat du Mandchoukouo, en injectant une grande partie dans la contrebande internationale. La SDN consi- dérait en 1937 que 90 % des opiacés illicites vendus dans le monde venait des Japonais. Le Japon dissimula à Genève la production de plus de sept tonnes d’héroïne dans les années 1930 et se lança jusqu’à la fin de la guerre dans une politique d’intoxication des populations occupées aussi bien en Chine qu’en Corée4. Il fallut la guerre et la décolonisation pour mettre un terme à ces économies semi-légales. L’ONU se chargea de rappeler après-guerre les règles du contrôle des stupéfiants au Japon vaincu. En 1949, la Chine devint communiste et Mao lança une véritable guerre à la drogue, assimilée à un poison déversé sciemment par les colonisateurs occi- dentaux. Cependant, au début des années 1960, les Américains soupçonnaient la persistance de cultures clandestines dans la province du Yunnan, avec la compli- cité des autorités, malgré le discours antidrogue de Pékin. De grosses quantités d’opium auraient franchi la frontière sino-birmane ou sino-thaïlandaise, leur vente servant à financer, par des revenus occultes, le parti communiste chinois. Pour transformer cet opium, des laboratoires clandestins fonctionnaient à Hong Kong, en Thaïlande, à Singapour, au Laos ou encore à Macao, et utilisaient depuis les années 1950 une main d’œuvre essentiellement composée de Chinois, dont la diaspora avait historiquement essaimé dans toute l’Asie du Sud- Est5. Enfin, toute activité de production légale d’opium cessa en Indochine à l’indépendance en 1954, mais la contrebande régionale survécut. Armées, agences de renseignements et contrebandiers au temps des guerres indochinoises Après les États, la géopolitique de la drogue fut aussi façonnée par les armées et surtout les agences de renseignements (« l’État profond ») qui par- ticipèrent à leur manière à l’effort de guerre, sachant que la péninsule indochinoise fut ensanglantée pendant presque trente ans. Pendant la guerre d’Indochine, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), autrement dit le contre-espionnage français, encouragea la culture du pavot par les Hmongs et les Thaïs des montagnes du nord et organisa son transport et sa revente, ramenant ensuite les fonds récoltés aux pro- ducteurs. Les commissions prélevées permirent de finan- cer une partie des opérations militaires. Cette «Opération X » fut découverte en 1953 à la suite d’irrégularités comptables pointées par un officier trésorier du Groupe - ment de commandos mixtes aéroportés (GCMA), émana- tion du SDECE créée en 1951. Elle dévoilait les responsa- bilités du général Salan, de l’armée régulière, et du colonel Belleux, du SDECE. Un avion Dakota avait trans- porté 1,5 tonne d’opium depuis le Laos en janvier 1953, marchandise ensuite stockée dans les locaux du GCMA à Saigon. L’opium était ensuite confié pour la revente locale et internationale aux Bihn Xuyen, confrérie criminelle de Cochinchine dont le quartier général, la salle de jeux du «Grand Monde », était basé à Saigon et dont le chef, le parrain de la pègre Le Van Vien, était un ancien révolu- tionnaire qui s’était désolidarisé du Vietminh. Alfred McCoy fut l’un des premiers à évoquer cette trouble affaire dans son ouvrage de 1972, sur laquelle d’autres historiens ont travaillé depuis6. En réalité, utiliser les ressources de la drogue pour finan- cer un conflit n’avait rien d’exceptionnel, et l’Armée populaire du Vietminh ne se gênait pas pour faire de même de son côté, sur des surfaces bien plus consé- quentes. Le financement des forces françaises par ce biais demeurait modeste : le trafic de piastres avait dans le même temps rapporté bien plus. Il s’agissait avant tout de s’attacher les populations montagnardes, oppo- sées aux ethnies annamites constituant le Vietminh, afin d’obtenir des renseignements dans une zone stratégique, non loin de la frontière chinoise, puis de créer des maquis chargés de prendre à revers les forces d’Ho Chi Minh. Après la découverte du pot-aux-roses, le GCMA proposa de faire transiter les cargaisons par Bangkok mais Paris n’écoutait plus et le trafic fut stoppé net. En 1954, tous les Français ne quittèrent pas l’Indochine. Des contrebandiers-aventuriers restés à Saigon, à Ventiane ou à Phnom-Penh, reprirent le flambeau du commerce informel de l’opium, mais aussi de la mor- phine et de l’héroïne, produits par les laboratoires clan- destins de la région. Ils se dissimulaient derrière la façade d’hôtels, de restaurants ou de sociétés de trans- ports, tel un certain Roger Lasen propriétaire et exploitant de la bijouterie Mondia de Ventiane ou Henri Flamant lan- çant à Bangkok une affaire de produits alimentaires congelés. Parmi eux, on trouvait de nombreux Corses. Ils pouvaient aussi s’appuyer sur la corruption des adminis- 8 4 Jennings J. The Opium Empire: Japanese Imperialism and Drug Trafficking in Asia, 1895-1945. Wesport: Preager, 1997. 5 United State Senate, Rapport Organized crime and illicit traffic in narcotics. 1965: 680-8. 6 Lepage JM. Les services secrets en Indochine. Paris: Nouveau Monde 2012: 104-11. trations de ces pays, jeunes et encore fragiles (hormis la Thaïlande), parmi les hauts dignitaires de l’armée ou du gouvernement. Les trafiquants décidèrent à partir de 1962 d’abandonner la voie terrestre pour recourir au transport aérien, moins risqué. Avec la complicité de cer- tains employés de la compagnie Air Lao, des lâchers d’opium, empaqueté dans des boîtes de conserve enve- loppées de mousse, furent organisés par Dakotas au-des- sus de la mer de Siam. La marchandise était ensuite uploads/Geographie/ histoire-et-geopolitique-de-la-drogue-e.pdf
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- Publié le Mai 31, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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