XLII-­ 2016 É T U D E S C E LT I Q U E S FONDÉES PAR J. Vendryes CNRS EDITIONS

XLII-­ 2016 É T U D E S C E LT I Q U E S FONDÉES PAR J. Vendryes CNRS EDITIONS 15 rue Malebranche – 75005 Paris EC-42.indd 3 25/10/2016 12:00:41 ÉTUDES CELTIQUES Fondées par J. Vendryes Revue soutenue par l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS COMITÉ DE RÉDACTION Président : Pierre-­ Yves Lambert Président d’honneur : Venceslas Kruta Secrétaire : Jean-­ Jacques Charpy Membres : Jaccopo Bisagni Emmanuel Dupraz Stéphane Fichtl Brigitte Fischer Patrick Galliou Hervé Le Bihan Jean Le Dû Thierry Lejars Secrétaire de rédaction : Marie-­ José Leroy La rédaction remercie chaleureusement Christophe Bailly (AOROC, CNRS-­ ENS) pour sa contribution à l’iconographie de ce volume. Pour tout ce qui concerne la rédaction de la revue et en particulier la soumission d’un article, s’adresser à Pierre-­ Yves Lambert 212 rue de Vaugirard 75015 Paris lambert.pierre.yves@gmail.com et Marie-­ José Leroy Laboratoire Archéologie et Philologie d’Orient et d’Occident (CNRS-­ ENS) marie-­ jose.leroy@ens.fr (Voir aussi « Recommandations aux auteurs » en fin de volume.) Renseignements : CNRS ÉDITIONS 15 rue Malebranche 75005 Paris Tél. : 01 53 10 27 00 Fax : 01 53 10 27 27 © CNRS ÉDITIONS, Paris, 2016 ISSN 0373‑1928 ISBN 978‑2-­ 271-09359-2 EC-42.indd 4 25/10/2016 12:00:41 LE CELTIQUE *DUBNO-­ ET *ALBIO-­ DANS UN ENSEMBLE DE NOMS DE PEUPLES, DE DIEUX, DE PERSONNES ET DE LIEUX par Jacques LACROIX En 1990, dans un article devenu célèbre, Wolfgang Meid, de l’université d’Innsbruck, établissait une opposition dialectique entre Albiorix, le « Roi-­ du-­ Monde-­ Clair », « du-­ Monde-­ Céleste », et Dumnorix, le « Roi-­ du-­ Monde-­ Obscur », « du-­ Monde-­ d’En-­ Bas »1. Il y aurait eu pour les Celtes un monde supérieur, céleste et lumineux, et un monde inférieur, profond, sombre et infernal (les humains vivant sur terre dans un monde intermédiaire)2. Vingt-­ cinq ans après la publication du linguiste autrichien, nous voudrions revenir sur la question, pour examiner si cette analyse pourrait être appliquée à des ethno- nymes, des anthroponymes et théonymes, ainsi qu’à des toponymes celtiques ou d’ori- gine celtique ; pour réfléchir aussi sur le sens de ces appellations et sur les conceptions qu’elles véhiculaient. 1. Le thème *dubno-­ Le thème celtique *dubno-­ /*dumno-­ signifiait « bas », « profond » (sens de base de l’indo-­ européen *dheub-­ sur lequel il est formé)3 ; mais il devait avoir aussi le sens de « monde ». Cette double acception se montre dans l’irlandais ancien, où l’on trouve domun, « monde », « terre », à côté de domain, « profond » ; les autres langues celtiques ont privilégié le second sens : gallois dwfn, cornique down, breton ancien dumn et breton moderne don, « profond »4. À partir de là, on traduit le nom de Dom(h)nall (anthroponyme fréquent en Irlande, qui a servi à nommer plusieurs rois) par « Celui-­ qui-­ règne-­ sur-­ le-­ Monde-­ Profond » ; Dumnacus (chef des Andes, cité dans La Guerre des Gaules) devient « Celui-­ du-­ Monde-­ Profond » ou du « Monde-­ Sombre » ; et Dubnorix ou Dumnorix (notable éduen évoqué dans la même œuvre) se comprend comme le « Roi-­ du-­ Monde-­ d’En-­ Bas », voire le « Roi-­ Ténébreux », car certains linguistes suspectent le thème *dubno-­ d’avoir été apparenté au thème 1. Meid, 1990. 2. Ibid. Voir aussi Delamarre, 1999. 3. Pokorny, 1959, p. 267. 4. LEIA, Lettre D, 1996, D-­ 163, 164, 168 ; Delamarre, 2003, p. 152. EC-42.indd 65 25/10/2016 12:00:55 66 Jacques LACROIX *dubu-­ , qui signifiait en celtique « sombre », « noir » (le sens principal n’aurait pas été affecté, mais des connotations ont dû jouer)5. Ethnonymes de Bretagne insulaire Plusieurs noms de peuples celtiques se montrent construits sur un radical dumno-­ (forme issue de dubno-­ par assimilation de nasale). En Bretagne insulaire, Ptolémée cite les Δουμνόνιοι (Dumnonii)6. Leur ethnonyme a fait naître l’appellation du Devon, en cornique Dewnens, en gallois Dyfnaint7. Après la chute de l’Empire romain, la Dumnonia désignera le royaume des Brittones, formé à partir des Dumnonii et de leurs voisins les Durotriges. Aux ve et vie siècles, une partie du peuple, ayant franchi la Manche pour échapper à l’arrivée des envahisseurs saxons, s’installera sur les terres d’Armorique. La contrée au nord de la Petite Bretagne prendra le nom de Domnonia : la « Domnonée »8. Un deuxième peuple de Grande-­ Bretagne, qui vivait au sud de l’Écosse, devait porter le même nom de *Dumnonii ; il est cité par Ptolémée sous la forme Δαμνόνιοι (Damnonii)9, le -­ α-­ utilisé ayant été introduit par erreur, selon A. L. F. Rivet et C. Smith (certains manuscrits de Ptolémée et de l’Anonyme de Ravenne font du reste paraître, pour les Δουμνόνιοι/Dumnonii précédemment évoqués, la même altération : Δαμνόνιοι/Damnonii)10. Il est possible, même si les faits restent incertains, qu’un troisième peuple de la Bretagne antique soit à joindre aux deux précédents : les Dobunni, connus par une inscription aux alentours de 105 de notre ère puis cités par Ptolémée11. Leur nom peut être la déformation d’un ancien *Dubnŏniı ˉ transformé par métathèse en *Dubŏnniı ˉ puis Dobunni. Un quatrième peuple des îles Britanniques, cette fois mythique, tirait son appel- lation du même thème : les Fir Domnann, évoqués dans le Lebor Gabála Érenn (Le Livre des conquêtes de l’Irlande) comme une des trois composantes des Fir Bolg qui débarquèrent en Irlande12. La baie de Malahide, proche de Dublin, portait autrefois l’appellation d’Inber Domnann, l’« Embouchure des Fir Domnann »13. Dans la baron- nie d’Erris (au nord-­ ouest de l’Irlande), on rencontre aussi les microtoponymes Iorrais Domnann, Mag Domnann et Dún Domnann14. 5. Meid, 1990, p. 436 ; Delamarre, 2003, p. 151‑152. 6. Géographie, II, 3, 13. 7. Rivet et Smith, 1979, p. 343 ; Deroy et Mulon, 1992, p. 136‑137 ; Mills, 2011, p. 152. 8. Kruta, 2000, p. 586‑587. 9. Géographie, II, 3, 7 et 8. 10. Rivet et Smith, 1979, p. 342‑343. On pourrait aussi envisager un thème *damniio-­ , « maté- riau », « matière », attesté en celtique insulaire : irl. damnae, gall. defnydd, bret. danvez (LEIA, Lettre D, 1996, D-­ 21) ; mais quel sens aurait eu un ethnonyme pourvu d’un tel thème ? 11. Géographie, II, 3, 12 et 13 ; Rivet et Smith, 1979, p. 339. 12. Rivet et Smith, 1979, p. 343 ; Jouët, 2012, p. 460‑461, 807. 13. Guyonvarc’h, 1980, p. 11 ; Koch, 2006, II, p. 750. 14. Koch, 2006, II, p. 750. EC-42.indd 66 25/10/2016 12:00:55 LE CELTIQUE *DUBNO-­ ET *ALBIO-­ 67 Quelle signification avaient les ethnonymes formés sur le celtique *dumno-­ ? On a voulu y voir un nom emphatique : les « Maîtres-­ du-­ Monde », les « Dominateurs ». Mais (si l’on tient compte de l’analyse de W. Meid) pourquoi les peuples concernés se seraient-­ ils dénommés « Ceux-­ du-­ Monde-­ Profond », « Ceux-­ du-­ Monde-­ Sombre » ? Ces traductions paraissent renvoyer à des conceptions mythiques, qui restent mysté- rieuses. Même en intégrant l’idée indo-­ européenne de trois mondes opposés (monde d’en-­ haut, monde d’en-­ bas, monde médian)15, on ne comprend guère sur quel critère la dénomination de « Monde-­ Profond » a été appliquée à tel peuple plutôt qu’à tel autre. Il y a un autre sens que l’on n’a pas considéré16 et que nous voudrions ici explo- rer. Xavier Delamarre a avancé que le préfixe *ēr-­ ou *ēri-­ avait pu servir à nom- mer l’« ouest » chez les Celtes17. Nous envisagerons que l’appellatif *dubno-­ ait été employé dans les langues celtiques pour désigner la notion voisine de « soleil cou- chant », d’« occident ». Au sens étymologique du terme, l’occident désigne ce qui tombe, ce qui se couche : occidens. Pour l’œil humain, l’astre s’incline au soir dans cette direction du ciel, allant toujours plus bas, finissant par disparaître de l’horizon terrestre ou des rivages de la mer dans la profondeur invisible. Le celtique *dumno-­ a précisément le sens de « bas », de « profond » ; en irlandais ancien, domain désigne la « profondeur » ; l’expression inna fudumnai in moro signifie « dans les profondeurs de la mer »18. Comme, d’autre part, domun désigne dans la même langue le « monde », la « terre », nous sommes amené à voir dans le celtique *dumno-­ une allusion à des terres situées du côté où le soleil s’abaisse « profondément » et disparaît dans le monde invisible pour laisser place à la nuit noire : des pays, des contrées placés à l’ouest. Vérifions ces hypothèses sur les ethnonymes que nous avons rencontrés. Les Dumnonii étaient installés à l’extrême sud-­ ouest de la Bretagne insulaire, dans la péninsule correspondant aux terres les plus occidentales (actuel Devonshire et Cornouailles, plus une partie du Somerset). On a tenté de faire d’eux les « Habitants-­ des-­ profondes-­ Vallées », solution manquant de crédibilité. On a envisagé qu’ils se soient placés sous la protection d’un dieu *Dumnū ou *Dumnōnū19 ; mais cette divi- nité n’est pas attestée. Pour d’autres analystes, dont W. Meid, nous avons vu qu’ils uploads/Geographie/ jacques-lacroix-celtique-dubno-et-albio.pdf

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