J e a n - P a u l SARTRE RÉFLEXIONS S U R LA QUESTION JUIVE A PARIS se trouve c
J e a n - P a u l SARTRE RÉFLEXIONS S U R LA QUESTION JUIVE A PARIS se trouve chez Paul Morihien il bis, rue de Beaujolais 1946 Si un homme attribue tout ou partie des malheurs du pays et de ses propres malheurs à la présence d'éléments juifs dans la communauté, s'il propose de remé- dier à cet état de choses en privant les Juifs de certains de leurs droits ou en les écartant de certaines fonctions économi- ques et sociales ou en les expulsant du territoire ou en les exterminant tous, on dit qu'il a des opinions antisémites. Ce mot d'opinion fait rêver.. C'est celui qu'emploie la maîtresse de maison pour mettre fin à une discussion qui risque de s'envenimer. Il suggère que tous les avis 7 sont équivalents, il rassure et donne aux pensées une physionomie inoffensive en les assimilant à des goûts. Tous les goûts sont dans la nature, toutes les opinions sont permises ; des goûts, des couleurs, des opi- nions il ne faut pas discuter. Au nom des institutions démocratiques, au nom de la liberté d'opinion, l'antisémite réclame le droit de prêcher partout la croisade anti- juive. En même temps, habitués que nous sommes depuis la Révolution à envisager chaque objet dans un esprit analytique, c'est-à-dire comme un composé qu'on peut séparer en ses éléments, nous regardons les personnes et les caractères comme des mosaïques dont chaque pierre coexiste avec les autres sans que cette coexistence l'affecte dans sa nature. Ainsi l'opinion antisémite nous apparaît comme une molé- cule susceptible d'entrer en combinaison sans s'altérer avec d'autres molécules d'ail- leurs quelconques. Un homme peut être bon père et bon mari, citoyen zélé, fin let- tré, philanthrope et d'autre part antisémite. Il peut aimer la pêche à la ligne et les plai- 8 sirs de l'amour, être tolérant en matière de religion, plein d'idées généreuses sur la con- dition des indigènes d'Afrique centrale eU d'autre part, détester les Juifs. S'il ne les aime pas, dit-on, c'est que son expérience lui a révélé qu'ils étaient mauvais, c'est que les statistiques lui ont appris qu'ils étaient dangereux, c'est que certains facteurs his- toriques ont influencé son jugement. Ainsi cette opinion semble l'effet de causes exté- rieures et ceux qui veulent l'étudier négli- geront la personne même de l'antisémite pour faire état du pourcentage des Juifs mobilisés en 14, du pourcentage des Juifs banquiers, industriels, médecins, avocats, de l'histoire des Juifs en France depuis les origines. Ils parviendront à déceler une situation rigoureusement objective déter- - minant un certain courant d'opinion éga- lement objectif qu'ils nommeront antisé- mitisme, dont ils pourront dresser la carte ou établir les variations de 1870 à 1944. De la sorte, l'antisémitisme paraît être à la fois un goût subjectif qui entre en composition avec d'autres goûts pour former la persomie 9 et un phénomène impersonnel et social qui peut s'exprimer par des chiffres et des moyennes, qui est conditionné par des cons- tantes économiques, historiques et politi- ques. Je ne dis pas que ces deux conceptions soient nécessairement contradictoires. Je dis qu'elles sont dangereuses et fausses. J'admettrais à la rigueur qu'on ait une opi- nion sur la politique vinicole du gouverne- ment, c'est-à-dire qu'on se décide, sur des raisons, à approuver ou à condamner la libre importation des vins d'Algérie : c'est qu'il s'agit alors de donner son avis sur l'admi- nistration des choses. Mais je me refuse à nommer opinion une doctrine qui vise expressément des personnes particulières et qui tend à supprimer leurs droits ou à les exterminer. Le Juif que l'antisémite veut atteindre ce n'est pas un être schéma- tique et défini seulement par sa fonction comme dans le droit administratif; par sa situation ou par ses actes, comme dans le Code. C'est un Juif, fils de Juifs, reconnais- sable à son physique, à la couleur de ses 10 cheveux, à son vêtement peut-être et, dit-on, à son caractère. L'antisémitisme ne rentre pas dans la catégorie de pensées que protège le Droit de libre opinion. D'ailleurs, c'est bien autre chose qu'une pensée. C'est d'abord une passion. Sans doute peut-il se présenter sous forme de proposition théorique. L'antisémite « mo- déré » est un homme courtois qui vous dira doucement : « Moi, je ne déteste pas les Juifs. J'estime simplement % préférable, pour telle ou telle raison, qu'ils prennent une part réduite à l'activité de la nation ». Mais, l'instant d'après, si vous avez gagné sa confiance, il ajoutera avec plus d'aban- don : « Voyez-vous, il doit y avoir « quel- que chose » chez les Juifs : ils me gênent physiquement. » L'argument, que j'ai entendu cent fois, vaut la peine d'être exa- miné. D'abord il ressortit à la logique pas- sionnelle. Car enfin imaginerait-on quel- qu'un qui dirait sérieusement : « Il doit y avoir quelque chose dans la tomate, puis- que j'ai horreur d'en manger. » Mais en outre, ii nous montre qüe l'antisémitisme, i l sous ses formes les plus tempérées, les plus évoluées reste une totalité syncrétique qui s'exprime par des discours d'allure raisonnable, mais qui peut entraîner jusqu'à des modifications corporelles. Certains hommes sont frappés soudain d'impuis- sance s'ils apprennent de la femme avec qui ils font l'amour qu'elle est Juive. Il y a un dégoût du Juif, comme il y a un dégoût du Chinois ou du nègre chez certaines gens. Et ce n'est donc pas du corps que naît cette répulsion puisque vous pouvez fort bien aimer une Juive si vous ignorez sa race, mais elle vient au corps par l'esprit; c'est un engagement de l'âme, mais si profond et si total qu'il s'étend au physiologique, comme c'est le cas dans l'hystérie. Cet engagement n'est pas provoqué par l'expérience. J'ai interrogé cent personnes sur les raisons de leur antisémitisme. La plupart se sont bornées à m'énumérer les défauts que la tradition prête aux Juifs. « Je les déteste parce qu'ils sont intéressés, intri- gants, collants, visqueux, sans tact, etc. » — « Mais, du moins, en fréquentez-vous quel- 12 ques-uns ? »—« Ah ! je m'en garderais bien ! » Un peintre m'a dit : « Je suis hostile aux Juifs parce que, avec leurs habitudes cri- tiques, ils encouragent nos domestiques à l'indiscipline ». Voici des expériences plus précises. Un jeune acteur sans talent prétend que les Juifs l'ont empêché de faire carrière dans le théâtre en le maintenant dans les em- plois subalternes. Une jeune femme me dit : « J'ai eu des démêlés insupportables avec des fourreurs, ils m'ont volée, ils ont brûlé la fourrure que je leur avais confiée. Eh bien, ils étaient tous Juifs. » Mais pourquoi a-t- elle choisi de haïr les Juifs plutôt que les fourreurs? Pourquoi les Juifs ou les four- reurs plutôt que tel Juif, tel fourreur parti- culier? C'est qu'elle portait en elle une prédisposition à l'antisémitisme. Un col- lègue, au lycée, me dit que les Juifs « l'aga- cent » à cause des mille injustices que des corps sociaux « enjuivés » commettent en leur faveur. « Un Juif a été reçu à l'agréga- tion l'année où j'ai été collé et vous ne me ferez pas croire que ce type-là, dont le père venait de Cracovie ou de Lemberg, com- 13 prenait mieux que moi un poème de Ron- sard ou une églogue de Virgile. » Mais il avoue, par ailleurs, qu'il méprise l'agréga- tion, que c'est « la bouteille à l'encre » et qu'il n'a pas préparé le concours. Il dispose donc, pour expliquer son échec, de deux systèmes d'interprétation, comme ces fous qui, lors- qu'ils se laissent aller à leur délire, prétendent être roi de Hongrie et qui, si on les inter- roge brusquement, avouent qu'ils sont cor- donniers. Sa pensée se meut sur deux plans, sans qu'il en conçoive la moindre gêne. Mieux, il lui arrivera de justifier sa paresse passée en disant qu'on serait vraiment trop bête de préparer un examen où on reçoit les Juifs de préférence aux bons Français. D'ailleurs, il venait vingt-septième sur la liste définitive. Ils étaient vingt-six avant lui, douze reçus et quatorze refusés. Eût-on exclu les Juifs du concours, en eût- il été plus avancé ? Et même s'il eût été le premier des non admissibles, même si, en éliminant un des candidats reçus, il eût eu sa chance d'être pris, pourquoi eût-on éliminé le juif Weil plutôt que le Normand 14 Mathieu ou le Breton Arzell? Pour que mon collègue s'indignât, il fallait qu'il eût adopté par avance une certaine idée du Juif, de sa nature et de son rôle social. Et pour qu'il décidât qu'entre vingt-six concur- rents plus heureux que lui, c'était le Juif qui lui volait sa place, il fallait qu'il eût donné à priori, pour la conduite de sa vie, la préférence aux raisonnements passion- nels. Loin que l'expérience engendre la notion de Juif, c'est celle-ci qui éclaire l'expérience au contraire ; si le Juif n'exis- tait pas, l'antisémite l'inventerait. Soit, dira-t-on, mais à défaut d'expé- rience, ne faut-il pas admettre que l'anti- uploads/Geographie/ jean-paul-sartre-reflexions-sur-la-question-juive.pdf
Documents similaires










-
29
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 23, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 0.9634MB