1 L’immigration dans les manuels scolaires Wiktor Stoczkowski (LAS-EHESS) & Ana
1 L’immigration dans les manuels scolaires Wiktor Stoczkowski (LAS-EHESS) & Anastasia Krutikova (LAS-EHESS) « O miseri, quæ tanta insania, cives ? » Virgile, L’Énéide, II, 42 Il est en France peu de sujets aussi controversés que celui de l’immigration. Quiconque s’aventure à l’aborder se voit aussitôt reprocher de verser dans les mièvreries du politiquement correct ou, à l’inverse, dans l’apologie de l’intolérance et du repli sur soi. Non sans raison, tant les opinions habituelles ont tendance à se regrouper autour de deux thèses extrêmes, dont la première tient l’immigration pour un phénomène constant, normal, inscrit dans la nature éternelle des choses, alors que la seconde la dépeint comme un fait accidentel, inquiétant, pathologique, lourd de périls difficiles à anticiper. Les arguments évoqués à l’appui de l’une et de l’autre thèse sont tout aussi rudimentaires, mêlant des constats factuels empruntés à la sociologie, la démographie, l’anthropologie ou l’histoire, avec des jugements de valeur placés au-delà de toute discussion rationnelle et que chacun adopte par un acte de foi, à la faveur de ses adhésions politiques, morales, religieuses ou idéologiques. On sait de longue date le caractère stéréotypé des discours tenus sur l’immigration dans l’espace politique et médiatique en France ; on sait moins ce qu’en pensent les Français ordinaires. Des sondages existent, certes, mais ils se contentent d’apporter des réponses trop brèves à des questions trop sommaires et, souvent, mal posées. Toute échéance électorale fournit l’occasion d’interroger l’incidence de la question de l’immigration sur les résultats de votes, sans que l’on parvienne à décider si les réponses formulées à titre d’hypothèses sont fondées ou non. À défaut de pouvoir deviner ce que les Français pensent de l’immigration, il est possible de déterminer ce que l’école de la République les exhorte à en penser, par le truchement de l’éclairage que les manuels scolaires donnent de ce sujet. Afin de reconstituer la conception de l’immigration proposée aux enfants scolarisés en France (sauf, parfois, dans les établissements 2 hors contrat), nous avons analysé vingt et un manuels d’histoire-géographie, parus de 1999 à 2014 et destinés aux classes de quatrième et de troisième du collège. Cet échantillon a été complété par trois ouvrages d’aide à la mise en œuvre du programme d’histoire-géographie, réservés aux enseignants et dont le contenu réitère le message des manuels tout en le complétant sur certains points. Chaque manuel consacre à l’immigration quelques pages à peine, où figurent des cartes, des données chiffrées, de brefs textes explicatifs, ainsi que des présentations de cas individuels d’immigrants, tirées généralement d’articles de presse 1. Le discours des manuels présente un haut degré de cohérence, révélateur d’une conception arrêtée que l’institution scolaire entend transmettre aux enfants. En même temps, il donne à voir un certain nombre d’hésitations et de contradictions. Celles-ci pourraient être considérées comme un bruit insignifiant qu’il faudrait écarter pour pouvoir mieux saisir le message principal de la vision scolaire. Nous faisons ici un pari opposé : les contradictions du discours scolaire nous semblent dévoiler les difficultés que la société française éprouve lorsqu’elle s’essaie à penser l’immigration. Ces contradictions, tout autant que la cohérence qui s’en accommode, sont révélatrices non seulement d’une représentation de l’immigration, mais aussi d’une représentation que la société française cherche à construire d’elle-même, en occultant tout ce qui lui paraît malaisé à admettre. Les auteurs de cet article s’y sont intéressés car, étant eux- mêmes des immigrés, ils ont chacun connu d’expérience le phénomène dont les manuels cherchent à construire une vision théorique et simplifiée. Notre dessein n’est pas de confronter la représentation scolaire de l’immigration à une vérité absolue que personne – il est à craindre – ne détient. Dire que personne ne détient cette vérité n’équivaut nullement à se résigner à un solipsisme relativiste. Bien que la réalité de l’immigration soit éminemment connaissable, elle demeure très mal connue, et cela pour plusieurs raisons : les définitions de termes sont souvent arbitraires, certaines données sont difficiles à recueillir, d’autres ne sont pas recueillies sciemment, d’autres encore sont consignées très sélectivement, en fonction de thèses interprétatives fortement teintées d’apriori idéologiques 2. C’est délibérément que nous avons choisi d’éviter de se référer à la prolifique littérature qui avait été consacrée à l’immigration en démographie, en sociologie, en anthropologie et en histoire. Nous estimons plus fertile de confronter le discours scolaire à ses propres contradictions que de le mettre face à la « réalité » du phénomène migratoire, laquelle – en dernière analyse – n’est qu’une représentation donnée de ce phénomène par les travaux académiques, eux-mêmes tributaires de parti-pris idéologiques 1 Une observation de cours de géographie et l’analyse de l’usage qui y est fait des manuels scolaires, sont présentées dans Krutikova, 2015, p. 51-69. 2 On trouvera d’excellentes analyses des interprétations tendancieuses, voire naïves, auxquelles sont systématiquement soumises les statistiques sociales, dans Irvine, Miles & Evans, 1979. 3 et empêtrés dans des contradictions. Ce n’est qu’exceptionnellement que nous avons dérogé à cette règle générale. Premièrement, nous avons fait appel aux statistiques officielles de l’Insee lorsque les manuels eux-mêmes s’y référaient et, surtout, lorsque les manuels déformaient ces statistiques : il s’agissait d’abord de constater un écart entre les chiffres officiels et leur représentation scolaire, pour s’interroger ensuite sur la signification de cet écart. Deuxièmement, nous avons rappelé l’existence des données statistiques relatives à des aspects particuliers du phénomène migratoire lorsque les manuels évoquaient ces aspects sans étayer leurs affirmations par des chiffres (comme par exemple le coût de l’immigration pour les pays d’accueil) ; cette fois-ci, il s’agissait de comprendre pourquoi les manuels, ordinairement si friands de chiffres, passaient sous silence des données existantes et facilement accessibles. Troisièmement, afin de marquer les limites d’une explication scolaire qui pourrait être prise pour allant de soi, nous avons ponctuellement mobilisé les données qualitatives de l’ethnographie. Dans les trois cas, le but n’était pas de confronter le discours des manuels à la « réalité », mais de le mettre en parallèle avec des sources dont les manuels reconnaissent eux- mêmes l’autorité. Notre démarche a été guidée par la conviction que les écarts entre les manuels et les sources pouvaient résulter non pas d’une simple ignorance, mais plutôt de la propension des auteurs à se conformer moins à des données factuelles et davantage aux axiomes d’une vision du monde implicite à laquelle ils adhèrent. Par ce moyen, nous cherchons à reconstituer cette vision, à saisir sa signification, et à réfléchir sur son adéquation aux finalités pédagogiques que le discours scolaire déclare s’assigner. À cet égard, notre travail se distingue de la plupart des travaux consacrés jusqu’à présent à l’analyse des manuels scolaires de géographie. La majeure partie de ces analyses vise à reconstituer les stéréotypes véhiculés par les livres scolaires. Il peut s’agir des représentations de tout un continent, comme l’Europe ou l’Afrique 3, ou d’une seule aire culturelle (ou réputée telle), comme l’Europe de l’Est ou les pays ex-communistes d’Europe 4. Un des thèmes favoris sont les préjugés qui participent à la construction de l’image de l’Autre, que cet Autre soit défini par sa nationalité 5, son ethnie 6, sa race 7, son genre 8, ou sa religion 9. Lorsqu’on en vient à interpréter ces stéréotypes, les auteurs recourent habituellement à l’explication fonctionnaliste et téléologique, qui s’efforce d’y voir un instrument d’élaboration de l’identité 3 Morgan, 2008 ; Pirc, 2010. 4 Sidorov, 2009 ; Bagoly-Simó, 2013. 5 Zachos & Michailidou, 2014 ; Dedeoğlu, 2013 ; Knapiak, 2013. 6 Manor, 2008. 7 Schuermans, 2013 ; Mc Andrew, 1986 ; Donovan 2015 ; Blondin, 1990 ; Blondin, 1995. 8 Wright, 1985 ; Mayer, 1989. 9 Ihtiyar 2003 ; Mc Andrew, Oueslati & Helly, 2007. 4 nationale 10. Le contenu des manuels scolaires est souvent présenté comme relevant de la propagande d’État, de la manipulation idéologique, du contrôle social, des rapports de forces politiques agissant du dehors de l’institution scolaire 11. L’intérêt pour les stéréotypes ethniques et la propension à interpréter ceux-ci en termes de fonction idéologique dominent également les études sur la représentation des immigrés ou de l’immigration dans les manuels scolaires. Ce thème peut être abordé tantôt accessoirement, à l’occasion d’une recherche sur les stéréotypes d’une nation ou d’une religion allogènes 12, tantôt de front, dans les enquêtes qui prennent pour objet l’image de l’immigration 13. En France, la figure de l’immigrant a émergé assez récemment dans la littérature sur les manuels. Un premier aperçu de la représentation scolaire de l’immigration a été proposé en 2001 par Marc Bernardot. Après avoir examiné la description des immigrants dans des manuels d’histoire-géographie publiés en 1998, il a constaté des « lacunes » et un « manque de précision » dans le traitement de certains aspects de l’immigration 14. Cette réflexion a été reprise dans un rapport sur l’enseignement de l’histoire de l’immigration rédigé par Benoît Falaize, à l’occasion de l’ouverture du Musée de l’immigration en 2007 et, plus récemment, dans les articles de Marie Lavin et de Tangui Pennec 15. Les auteurs de ces études sont tous des enseignants, et leur objectif est de mettre en évidence les omissions dont les manuels scolaires se rendraient coupables uploads/Geographie/ limmigration-dans-les-manuels-scolaires.pdf
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- Publié le Aoû 04, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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