MAURICE BLANCHOT L'Amitie GALLIMARD jiù II a ete tire de r editfon originale de

MAURICE BLANCHOT L'Amitie GALLIMARD jiù II a ete tire de r editfon originale de cet ouvrage 'Dingt exemplaires sur velin pur fil Lafuma-Navarre numerotes de I a 20. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation reseroes pour tous les pays, y compris l'U.R.R.S. © Editions Gallimard, 1971. « mon amitie complice : c' est la tout ce que mon humeur apporte aux autres hommes » « ... amis jusqu' a cet etat d' amitie pro/ onde ou un homme. aban­ donne, abandonne de tous ses amis, rencontre dans la vie celui qui 1' accompagnera au-dela de la vie, lui-mbne sans vie, capable de l' amitie libre, detachee de tous liens » Georges Bataille. I N aissance de l' art II est bien vrai que Lascaux nous donne le sentiment de la merveille : cette beaute souterraine, le hasard qui l'a conservee et revelee, l'ampleur et l'etendue des peintures qui ne sont pas fä a l'etat de vestiges ou d'omements furtifs, mais comme une presence dominatrice, espace presque intentionnellement consa­ cre a l'eclat et au prodige des choses peintes, dont les premiers spectateurs ont du· subir, comme nous et avec autant de naif etonnement, 1a revelation merveilleuse, lieu d'ou l'art rayonne et dont le rayonnement est celui d'un premier rayon, premier et pourtant accompli. La pensee qu'a Lascaux nous assistons a la reelle naissance de l'art et qu'a sa naissance l'art se revele tel qu'il pourra infiniment changer et incessamment se renouve­ ler, mais non pas s'ameliorer, voila ce qui nous etonne, nous seduit et nous contente, car c'est ce que nous semblons attendre de l'art : que, des sa naissance, il s'affirme et qu'il soit, chaque fois qu'il s'affirme, sa perpetuelle naissance. Cette pensee est une illusion, mais eile est vraie aussi, elle dirige et tend notre recherche admirative. Elle nous revele d'une maniere sensible cette extraordinaire intrigue que l'art poursuit avec nous-memes et avec le temps. Que Lascaux soit ce qu'il y a de plus ancien et qu'il soit comme d'aujourd'hui; que ces peintures nous viennent d'un monde avec lequel nous n'avons rien de commun et dont nous pouvons a peine supposer les contours, et qu'elles nous fassent cependant, par-dela les 10 L'AMITIE questions et les problemes, entrer dans un espace d'intime connaissance, cette surprise accompagne toutes les reuvres des epoques disparues, mais, dans 1a vallee de la Vezere, oll nous avons de plus le sentiment d'une epoque Oll l'homme commence tout juste d'apparaitre, la surprise nous surprend encore davan­ tage, tout en confirmant notre foi dans l'art, dans ce pouvoir de l'art qui partout nous est proche, d'autant plus qu'il nous echappe. « Si nous entrons dans la caverne de Lascaux, un sentiment fort nous etreint que nous n'avons pas devant les vitrines Oll sont exposes les premiers restes des hommes fossiles ou leurs instruments de pierre. C'est ce meme sentiment de presence - de claire et brfilante presence - que nous donnent les chefs­ d'reuvre de tous les temps. » Pourquoi ce sentiment de presence? Pourquoi, en outre, - naivement - admirons-nous ces pein­ tures, parce qu'elles sont admirables, mais aussi parce qu'elles seraient les premieres, reuvres ou. l'art sort visiblement et impetueusement de la nuit, comme si nous avions la, devant nous, cette preuve du premier homme que nous recherchons avec une curiosite inexplicable et une passion infatigable? Pourquoi ce besoin de l'origine, mais pourquoi ce volle d'illusion dont tout ce qui est originel semble s'envelopper, dissimulation narquoise, essentielle, et qui est peut-etre la verite vide des choses premieres? Pourquoi cependant l'art, meme s'il est engage dans la meme illusion, nous laisse-t-il croire qu'il pour­ rait representer cette enigme, mais aussi 1a trancher? Pourquoi, parlant du « miracle de Lascaux », Georges Bataille peut-il parler de « 1a naissance de l'art »? 11 faut dire que le livre qu'il lui a ete donne de consacrer a Lascaux est si beau qu'il nous persuade par l'evidence de ce qu'il montre 1• De ce que nous voyons et de ce qu'il nous invite a voir - par un texte qui est sur, savant et profond, mais qui surtout ne cesse d'etre en communication inspiree avec les images I. Georges) Bataille, La peinture prehistorique: Lascaux ou la naissance de l'art (Skira). NAISSANCE DE L' ART de Lascaux -, nous ne pouvons qu'admettre l'affirmation et reconnaitre le bonheur. 11 me semble que l'un des grands merites de ce livre est de ne pas faire violence aux fi.gures qu'il arrache pourtant a la terre : de chercher a les eclairer selon la clarte qui emane d'elles et qui est toujours plus claire que tout ce que les explications nous offrent pour les eclaircir. 11 nous importe certes de savoir que ce cortege, parfois solenne!, parfois exuberant, de figures animales qui tantöt se composent, tantOt s'enchevetrent, a un rapport avec des rites magiques et que ces rites expriment un rapport mysterieux - rapport d'interet, de conjuration, de complicite et presque d'amitie - entre les hommes chasseurs et le foisonnement du regne animal. Ceremo­ nies que nous ne connaissons pas, que les specialistes toutefois essaient d'imaginer en evoquant ce qu'ils savent des civilisa­ tions « primitives » d¥aujourd'hui. Ce sont la des interpretations vagues, mais serieuses. Elles font surgir un ensemble lourd, sombre, complique et lointain. Mais si le monde de Lascaux est ainsi un monde d'obscure sauvagerie, de rites mysterieux et de coutumes inapprochables, les peintures de Lascaux nous frappent tout au contraire par ce qu'elles ont de naturel, de joyeux et, a la faveur des tenebres, de prodigieusement clair. Sauf la scene cachee dans un puits et mise apart la figure un peu travestie qu'on appelle « la licome », tout s'y offre a nos yeux dans un contact heureux, immediatement heureux et avec la seule surprise que nous cause la familiarite des choses helles. Images sans enigmes, d'un style raffine, elabore, mais jaillissant, qui nous donne le sentiment d'une spontaneite libre et d'un art insouciant, sans arriere-pensee, presque sans pretexte et ouvert joyeusement sur lui-meme. Rien d'archai'.que en elles, moins archai'.ques que les premieres formes de l'art grec et rien qui soit plus dissemblable de l'art contorsionne, surcharge et fascinant des sauvages d'aujourd'hui. I1 faut dire que, si les hommes du xvme siede etaient descendus dans la caverne de Lascaux, ils auraient recomiu, sur les sombres parois, les signes de l'humanite idyllique des premiers temps, heureuse, innocente et un peu simple, qu'ils frequentaient dans 12 L'AMITd leurs reves. Nous savons que ces reves sont des reves. Mais, quoique moins naif qu'eux, l'art de Lascaux semble leur donner 1a garantie de sa simplicite inexplicable, nous depaysant, mais par sa proxim.ite et par tout ce qui nous le rend immediatement lisible, mysterieux comme art et non pas art du mystere, ni du lointain. * Art qui vient donc a notre rencontre du fond des millenaires, dans sa legerete d'evidence, avec ce mouvement de troupeau en marche, de vie de passage qui anime toutes les figures, et ou nous croyons toucher, par une illusion plus forte que les theories, le seul bonheur de l'activite artistique : 1a fete de la decouverte heureuse de l'art. L'art est ici comme sa propre fete, et Georges Bataille, suivant des pensees qui ont marque sa recherche, montre que les peintures de Lascaux sont probable­ ment liees a ce mouvement d'effervescence, a cette generosite explosive de la fete, lorsque, interrompant le temps de l'e:ffort et du travail, l'homme - alors pour la premiere fois vraiment homme - revient, dans la jubilation d'un bref intermede, aux sources de la surabondance naturelle, a ce qu'il etait quand il n'etait pas encore, brise les interdits, mais, par le fait qu'il y a maintenant des interdits et qu'il les brise, s'exalte bien au-dessus de l'existence d'origine, se rassemble en eile tout en la dominant, lui donne l'etre tout en la laissant etre, - ce qui serait au principe de tout mouvement de « designation » artistique. Comme si l'homme venait a lui-meme en deux temps : il y a ces millions d'annees durant lesquelles, en des lignees qui aboutissent souvent a tout autre chose qu'a des hommes, ces etres aux noms rudes, l' Australanthrope, le Telanthrope, le Sinanthrope, se redressent, se servent d'un tibia pour combattre, cassent l'os pour en utiliser les eclats, en attendant de faire eclater 1a pierre, font des choses des outils, puis des outils avec les choses, s'ecartent ainsi dangereusement de la nature, 1a detruisent, apprennent a connaitre la destruction et la mort et a se servir NAISSANCE DE L' ART 13 d'elles. C'est le temps infini durant lequel le pre-homme, avant d' etre un homme, devient un travailleur. Nous ignorons naturellement quel (( sentiment » celui-ci a eprouve, quand, par ces prodigieuses innovations, il a com­ mence d'occuper une place apart et de se separer de l'ensemble des especes vivantes. Nous sommes tentes de lui attribuer je ne sais quel mouvement d'orgueil, de puissance, de cruaute inquietante, mais superbe. Peut-etre en fut-il parfois ainsi. Mais tout indique cependant que, de ses premiers pas vers l'humanite, l'homme uploads/Geographie/ l-amitie-blanchot.pdf

  • 44
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager