L’image de l’Europe et des Européens dans les représentations de l’Orient médié

L’image de l’Europe et des Européens dans les représentations de l’Orient médiéval The Image of Europe and the Europeans in Representations of the Medieval Orient Abstract: The miniaturists of the Near East did not make extensive reference to Europe and the Europeans. For historical as well as cultural reasons, Europe appeared as a distant, unknown land, which failed, more or less, to arouse the oriental geographers’ interest. Nevertheless, if we observe the miniatures which illustrate both oriental and occidental cosmographies, as well as certain episodes from the Persian epic of Alexander the Great, we can see that Europe and especially the Great outer Ocean which set its borders are fundamental, if not foundational, spaces of the medieval oriental imagination. Keywords: Middle-Ages, Orient and Occident, images of the other, Muslim images of Europe, Arabian miniatures. Debra Higgs Strickland a récemment écrit un magnifique ouvrage illustré analysant entre autres le regard que les Européens portaient sur le monde musulman à l’époque médiévale[1]. Par contre, il est impossible de réaliser une étude iconographique similaire sur la perception des Européens par les Orientaux car « l’Autre », l’Européen — Ifranj, Saqâliba ou Rûm — n’est pour ainsi dire, pas représenté dans la peinture et la miniature de l’Orient médiéval. Même si l’Occident existe en tant que réalité géographique et comme espace dans lequel s’exprime l’imaginaire oriental, l’Europe, en dehors de ses marges côtières et de ses îles, est, elle, absente. En effet, l’historiographie des relations entre l’Occident et l’islam a principalement été traitée du point de vue des Occidentaux, certes en grande partie en raison des sources nombreuses que l’Occident possède sur l’Orient, des problèmes d’accès aux sources en langues orientales, mais aussi pour une raison essentielle : l’Orient a joué un rôle fondateur, à deux niveaux différents, à la fois sur le mode répulsif et attractif : dans la constitution d’une identité européenne autour du christianisme latin et ce, depuis les premières croisades suscitées par les ambitions politiques et territoriales de la papauté, comme l’a démontré Jean Flori[2] (Barbastro en 1064, Mahdiya en 1073, la reconquête de la Sicile, etc.) ; mais aussi dans l’édification d’un imaginaire renouvelé autour de thèmes importés d’Orient par les échanges commerciaux, les contacts culturels, mais également les croisades, les missions et les voyages, comme l’ont souligné les travaux pionniers de Rudolph Wittkower[3], de Jurgis Baltrusaitis[4], relayés par une riche et récente historiographie[5] centrée sur le merveilleux issu des emprunts littéraires (Roman d’Alexandre), des témoignages de voyageurs (Mandeville, Marco Polo, Rubrouck) ou d’ambassades imaginaires (le Prêtre Jean). La vision de l’Orient, de l’Oriental ou du musulman par l’Occident est au demeurant une thématique traitée sous bien des aspects et régulièrement renouvelée par les chercheurs pour l’époque médiévale[6]. Idéologie religieuse et Reconquista oblige, l’Occident se constitua très vite une image de l’Autre[7], cet ennemi religieux dont on a longtemps pensé qu’il était inutile de le convertir (Saint Bernard de Clervaux), puis vers lequel, après avoir fait l’effort de traduire au XIIe siècle son livre sacré, le Coran — afin de pouvoir alimenter la controverse —, on a dépêché des missions qui mirent en place les instruments d’un impossible dialogue : les écoles de langues orientales. Le regard des théologiens sur l’islam est riche de sources diverses, depuis les stéréotypes de Guibert de Nogent[8] jusqu’aux arguments du Contra sectam sarracenorum de Pierre le Vénérable[9], de lettres, de témoignages telles les chroniques de Jacques de Vitry, évêque d’Acre[10], de récits de missions franciscaines puis dominicaines, de bulles relatives à la Croisade, de correspondances entre papes et sultans, etc. De ce fait, plus ouvert, l’Occident bénéficia de considérables transferts de cultures et de savoirs par le biais des cours arabophones (Espagne, Sicile) et des traductions qui furent l’objet de travaux nombreux, constants et portant sur tous les registres du trivium ou du quadrivium[11]. Outre les sciences et la philosophie, l’histoire de l’art est aussi un domaine d’influence bien renouvelé depuis Aby Warburg[12]. Juan Vernet a pour sa part mis en évidence l’importance de l’héritage arabe dans tous les domaines de la culture espagnole, dont certains ont même pesé sur la culture et l’imaginaire du monde occidental, comme le montre par exemple l’ampleur de la controverse relative à l’influence du Mi‘râdj nameh sur la Divine comédie de Dante… Si héritages il y eut, la réciprocité fut, elle, absente car l’islam et le monde oriental en général sont restés désespérément hermétiques à l’Occident, et tout particulièrement à l’Occident latin. En dehors du fait que l’islam n’admet pas la dispute théologique puisque sa supériorité sur le christianisme (ou sur toute autre religion) est posée définitivement à l’état de dogme, le monde oriental conscient et sûr de sa supériorité intellectuelle, artistique, etc., n’éprouva à aucun moment le désir ou la curiosité de connaître l’Occident latin. Cette indifférence se retrouve à l’époque des croisades lorsque le prince de Shayzar ‘Usâma ibn Munqidh s’étonne qu’un chevalier veuille emporter son fils en Occident pour lui enseigner la chevalerie et ses valeurs[13]. Et ce comportement se retrouve chez les Andalous, musulmans pourtant les plus proches des Occidentaux, qui dédaignaient leurs voisins comme l’explique ‘Aziz el-Azmeh[14]. Il faut cependant, dans une certaine mesure, relativiser cette indifférence vis-à-vis de l’Occident au vu des efforts effectués par les encyclopédistes et les géographes orientaux, voyageurs ou compilateurs qui, dès le IXe siècle, évoquèrent parfois ce monde lointain, septentrional et incompréhensible. André Miquel, dans La géographie humaine du monde musulman[15], a étudié comment les géographes arabes voyaient les Européens et les résumaient à une série de lieux communs portant sur leur teint, leurs traits de caractères et leurs mœurs guerrières. En effet, hormis quelques évocations faites par Mas‘ûdî et Tabarî sur les peuples de l’Europe, les géographes du monde oriental n’ont pas visité cet espace géographique à l’image d’Ibn Hawqal ou de Muqaddasî, pères fondateurs de la géographie humaine, et dont les travaux dépassent largement les itinéraires et les royaumes. Un certain nombre de récits géographiques arabes concernent l’Europe[16], mais ils sont l’œuvre de géographes issus du monde andalou ou maghrébin, parmi lesquels Ibrâhîm Ibn Ya‘qûb[17] Bakrî[18], Idrîsî[19], ibn Sa‘îd[20] ou Himyarî[21], qui donnent par conséquent la priorité à l’Andalousie comme l’avaient montré les travaux d’É. Lévi-Provençal[22]. De la même façon, les récits plus imaginaires, aussi bien que les cosmographies de Zuhrî[23] ou d’Abû Hâmid al-Gharnâtî[24], restent centrés sur la Méditerranée. Concernant la vision des Orientaux, maigre est la moisson car mis à part Qazwînî et son Athâr al-bilâd[25], la cosmographie de Dimashqî[26] ou encore la géographie du prince ayyoubide Abû’l’ Fidâ’[27], les évocations les plus détaillées d’une Europe aux trois-quarts imaginaires, restent encore celles d’Ibn Khurradâdhbih sauvegardées dans Le livre des pays d’ibn al-Faqîh[28], le descriptif des peuples de Mas‘ûdî dans les Prairies d’or[29], le tout largement repris par Qazwînî dans sa cosmographie,[30] qui utilise en outre les récits du grenadin Gharnâtî. Cette absence de l’Occident, qui revêt la forme d’une négation, prend toute sa mesure dans la peinture, œuvre de représentation tout comme la géographie ou la cosmographie et ses espaces imaginaires. En effet le riche répertoire iconographique des diverses écoles de miniaturistes arabes ou persans entre le XIe et le XVe siècle est pour ainsi dire vide ou presque, de tout ce qui a trait à l’Europe, ou plus largement à l’Occident. La quasi totalité des miniatures appartiennent à un corpus largement dominé par l’imaginaire proprement oriental ou extrême-oriental allant de l’épopée persane, la poésie et les fables, à l’histoire de l’islam, des prophètes et des rois, et celle des souverains mongols. Les quelques ouvrages de géographie qui évoquent les pays d’Europe, en dehors des cartes, ne sont généralement pas illustrés, de même que les chroniques, telle celle d’Ibn al-Athîr (al-kamil fî’l tarîkh) au XIIe siècle, qui analysent l’époque des Croisades. Si l’illustration est souvent le corollaire de manuscrits princiers ou scientifiques qui, de fait, restent volontairement centrés sur le monde arabo-persan, les ouvrages qui traitent de la géographie imaginaire, les cosmographies telles les ‘Ajâ’ib al-Makhlûqât wa Gharâ’ib al-Mawjûdât (Les merveilles de la création et les étrangetés de l’existence) et toutes leurs variantes, déroulent en revanche une riche panoplie de peuples étrangers et étranges, de races monstrueuses mais vivant à l’Orient du monde ou en Extrême- Orient. Quant aux souverains étrangers et aux ambassadeurs parfois représentés dans les histoires universelles (celle de Bîrûnî ou de Rashîd al-Dîn), ils sont limités à ceux des pays d’Afrique ou des tribus arabes. De toutes les ambassades connues, réelles ou imaginaires (celle de Clavijo par exemple), aucune n’a jamais été représentée. Les seuls ouvrages mettant en scène des souverains et leurs protagonistes sont des épopées comme la Khamsa de Nizâmî[31] ou le Shâh Nâmeh de Firdousî[32] centré sur les princes tel Iskandar, Alexandre de Macédoine lui-même, le seul personnage historique avec le roi Salomon permettant à la miniature orientale une évocation de l’Occident. I/L’Europe dans la représentation de l’espace : un territoire bordée par la mer des ténèbres et peuplée par les enfants de Japhet 1) La géographie astrologique ou le patronage des planètes sur le monde L’Europe est représentée dans les miniatures de façon allégorique uploads/Geographie/ l-x27-image-de-l-x27-europe-et-des-europeens-dans-les-representations-de-l-x27-orient-medieval.pdf

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