Pour Marie et pour Sarah C’est comme s’il y avait un maître. TCHOUANG TSEU Last

Pour Marie et pour Sarah C’est comme s’il y avait un maître. TCHOUANG TSEU Last thing I remember, I was running for the door I had to find the passage back to the place I was before Relax, said the night man, we are programed to receive You can check out any time you like but you can never leave. THE EAGLES, Hotel California It’s the economy, stupid ! BILL CLINTON Si tu vois tout en gris, déplace l’éléphant. PROVERBE INDIEN CHAPITRE 1 9 secondes Il s’agit de réveiller l’auditoire. Sur l’estrade, l’homme est confiant, fier de sa trouvaille. Derrière lui, un écran. Sur cet écran, immense, un magnifique poisson rouge, l’œil rivé à son bocal. Pour tout texte, un point d’interrogation. L’image, comme toujours depuis qu’Instagram a modifié notre regard, est saturée par les filtres, et l’œil rond du poisson procure sur l’assistance un effet hypnotique. L’homme qui fait la présentation a tout du hipster cool mais chic : chemise blanche slim sortie sur la taille, pantalon serré à la coupe parfaite, chaussures de sport pastel, barbe de trois jours, cheveux savamment désordonnés, lunettes de prix, anglais à l’accent international, élocution rapide, micro-casque léger, la trentaine sportive. Il porte tous les signes extérieurs de la réussite mondiale, de la pression supportée, et du confort matériel associé à la vive intelligence. Il est sûr de lui. C’est normal, c’est un Googler, un employé de Google. Avec beaucoup d’autres, il est venu de Mountain View, le siège de l’entreprise la plus puissante du monde, pour porter la bonne parole du géant numérique devant un groupe d’Européens travaillant dans différents médias. C’est la méthode Google, organiser, plusieurs fois par an sur tous les continents, des « rencontres » avec des professionnels. Ces moments permettent à la firme de faire connaître ses outils, ses techniques, ses recherches. Ils se ressemblent tous, qu’ils aient lieu à Paris, Londres, Berlin, Madrid, Rome ou Stockholm. On y promeut l’esprit de « partenariat » entre le géant californien et ceux dont il régente désormais la vie numérique. Il y a tant de choses à faire, tant d’intelligence à partager, à l’américaine, entre professionnels de bonne volonté soucieux de construire un monde où l’information est partagée de plus en plus vite et de plus en plus précisément « pour le bénéfice du plus grand nombre ». Tel est, néanmoins, l’esprit revendiqué, que renforcent de petits cadeaux et la mise à disposition d’une quantité illimitée de nourriture à chaque pause. Bien sûr, l’effet produit est inverse : à chaque réunion, l’écart entre Google et ses interlocuteurs, inexorablement, se creuse. Si, il y a quelques années, la différence de puissance semblait vertigineuse, elle n’est aujourd’hui simplement plus mesurable. Google n’est plus de notre monde. Ou, plus exactement, il a construit un monde qui, chaque jour, est un peu moins le nôtre. La salle attend la révélation de l’homme de la firme. Manifestement, cela a demandé de l’imagination, du temps, et, bien sûr, la formidable puissance de calcul informatique requise par l’intelligence artificielle. Derrière ce mot magique, il n’y a que des données et des formules mathématiques qui permettent, petit à petit, à une machine d’apprendre à reconnaître, à analyser, à trouver des explications. Mais, pour que cela fonctionne, il faut des milliards et des milliards de données, intelligemment agencées par des milliers d’ingénieurs. L’homme parle du poisson rouge sur l’écran géant. De cet animal stupide, qui tourne sans fin dans son bocal. Les humains l’ont mis là, et se rassurent comme ils peuvent : la mémoire de l’animal est si peu développée, son attention si réduite, qu’il découvre un monde nouveau à chaque tour de bocal. La mémoire de poisson rouge, loin d’être une malédiction, est, pour lui, une grâce, qui transforme la répétition en nouveauté et la petitesse d’une prison en l’infini d’un monde. Cette fameuse « mémoire du poisson rouge » est-elle une légende ? Beaucoup d’entre nous ne se sont jamais posé la question, simplement heureux d’avoir une expression à utiliser lorsque nous voulons nous excuser d’un moment d’inattention. Mais Google ne connaît pas de limite à l’extension du domaine de son calcul numérique. Et, l’homme, donc, annonce que son entreprise a réussi à calculer le temps d’attention réel du poisson. Le fameux attention span. Et celui-ci est effectivement dérisoire. L’animal est incapable de fixer son attention au-delà d’un délai de 8 secondes. Après ces 8 petites secondes, il passe à autre chose et remet à zéro son univers mental. Reste que l’homme n’en a pas fini de ses annonces. Les ordinateurs de Google ont également réussi à estimer le temps d’attention de la génération des Millennials. Ceux qui sont nés avec la connexion permanente et ont grandi avec un écran tactile au bout des doigts. Ceux qui, comme nous, ne peuvent s’empêcher de sentir une vibration au fond de leur poche ; ceux qui, dans les transports en commun, avancent l’œil rivé sur le smartphone, concentrés dans l’espace-temps de leur écran. Le temps d’attention, la capacité de concentration de cette génération, annonce l’homme, est de 9 secondes. Au-delà, son cerveau, notre cerveau, décroche. Il lui faut un nouveau stimulus, un nouveau signal, une nouvelle alerte, une autre recommandation. Dès la dixième seconde. Soit à peine une seconde de plus que le poisson rouge. Pour Google, ces 9 secondes représentent un défi à la mesure de l’entreprise californienne : comment faire pour continuer à capter les regards d’une génération « distraite de la distraction par la distraction », pour reprendre les mots de T.S. Eliot. Quels outils, quelles formules mathématiques, quelles propositions construire pour nourrir, en permanence, l’esprit d’utilisateurs qui passent à autre chose avant même d’avoir commencé à faire quelque chose. Google ne s’affole pas : la firme californienne sait parfaitement répondre à cette évolution, dont elle est en partie responsable. Grâce à nos données personnelles, elle saura nous fournir notre dose avant que le manque ne se fasse sentir. Nos rêves numériques se brisent sur cette durée dérisoire. L’infini nous était promis. Il était entendu que le cyberespace ne connaîtrait de limite que celle du génie humain. Au lieu de quoi, nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés. Notre esprit tourne sur lui- même, de tweets en vidéos YouTube, de snaps en mails, de lives en pushs, d’applications en newsfeeds, de messages outranciers poussés par un robot aux images filtrées par les algorithmes, d’informations manifestement fausses en buzz affligeants. Tel le poisson, nous pensons découvrir un univers à chaque moment, sans nous rendre compte de l’infernale répétition dans laquelle nous enferment les interfaces numériques auxquelles nous avons confié notre ressource la plus précieuse : notre temps. Ces 9 secondes sont le sujet de ce livre. Une étude du Journal of Social and Clinical Psychology évalue à 30 minutes le temps maximum d’exposition aux réseaux sociaux et aux écrans d’Internet au-delà duquel apparaît une menace pour la santé mentale. D’après cette étude, mon cas est désespéré, tant ma pratique quotidienne est celle d’une dépendance aux signaux qui encombrent l’écran de mon téléphone. Mais je ne suis pas le seul. Nous vivons dans le monde des drogués de la connexion stroboscopique. Pour ceux qui ont cru à l’utopie numérique, dont je fais partie, le temps des regrets est arrivé. Ainsi de Tim Berners-Lee, « l’inventeur » du Web, qui essaie désormais de créer un contre-Internet pour annihiler sa création première. L’utopie, pourtant, était belle : elle rassemblait les adeptes de Teilhard de Chardin comme les libertaires californiens sous acide. Cette évolution n’était pas écrite. Les nouveaux empires ont construit un modèle de servitude numérique volontaire, sans y prendre garde, sans l’avoir prévu, mais avec une détermination implacable. Au cœur du réacteur, nul déterminisme technologique, mais un projet économique, qui traduit la mutation d’un nouveau capitalisme. Au cœur du réacteur, l’économie de l’attention. Le nouveau capitalisme numérique est un produit et un producteur de l’accélération générale. Il tente d’augmenter la productivité du temps pour en extraire encore plus de valeur. Après avoir réduit l’espace, il s’agit d’étendre le temps tout en le comprimant, et de créer un instantané infini. L’accélération a remplacé l’habitude par l’attention, et la satisfaction par l’addiction. Et les algorithmes sont les machines-outils de cette économie. L’économie de l’attention détruit, peu à peu, tous nos repères. Notre rapport aux médias, à l’espace public, au savoir, à la vérité, à l’information, rien ne lui échappe. Le dérèglement de l’information, les « fausses nouvelles », l’hystérisation de la conversation publique et la suspicion généralisée ne sont pas le produit d’un déterminisme technologique. Pas plus qu’ils ne résultent d’une perte de repères culturels des communautés humaines. L’effondrement de l’information est la conséquence première du régime économique choisi par les géants de l’Internet. Le marché de l’attention forge la société de toutes les fatigues, informationnelles, démocratiques. Il fait s’éteindre les lumières philosophiques au profit des signaux numériques. Mais c’est un ordre économique, et comme tout ordre, il peut être combattu et amendé. uploads/Geographie/ la-civilisation-du-poisson-rouge-bruno-patino.pdf

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