LA DERNIÈRE TENTATION DE DANTE (PURG. XXVIII-XXIX) Pour Myriam B. la Sulamite L
LA DERNIÈRE TENTATION DE DANTE (PURG. XXVIII-XXIX) Pour Myriam B. la Sulamite L'interprétation que nous allons proposer de ce “ finale d'atto ”1 que sont les derniers chants du Purgatoire et plus particulièrement des chants XXVIII et XXIX qui dans l'optique que nous nous fixons en constituent le pivot, a de quoi surprendre et nous osons espérer que le titre (la rubrique pour parler comme le Dante de la Vita nuova) sous lequel nous l'avons placée n'est pas pour nous de mauvais augure et qu'il n'est le présage d'aucun brasier qui à la différence de celui par lequel Virgile invite Dante à passer serait, lui, rien moins qu'inoffensif pour notre chevelure2. Après avoir lancé en guise de “ captatio benevolentiae ” cette invocation à toutes fins utiles et à la manière des commentateurs anciens que nous avons fréquentés ces dernières années avec quelque assiduité, nous commencerons par examiner le lieu (“ locus amoenus ”) dans lequel Dante nous fait pénétrer avec lui en essayant d'y aiguiser quelque peu, selon une invite fréquente dans le “ sacro poema ”, les yeux de l'intellect de façon à en discerner les contours qui devraient nous être à la fois insolites et familiers, comme les paysages de l'âme, ces réalités enfouies évoquant un temps d'avant le temps, un ailleurs toujours/déjà là. 1. Le paradis terrestre : retour vers le futur ? Le mot de paradis (en grec parádeisos) viendrait de l'hébreu 1 L'expression est de Vittorio SERMONTI (II Purgatorio di Dante), con la supervisione di Gianfranco CONTINI, Milano, Rizzoli, 1990, p. 439. 2 Contrairement à la flamme purificatrice de Purg. XXVII, 26-27 dont Virgile promet à Dante qu'elle ne pourrait le faire “ chauve d'un cheveu ” “ non ti potrebbe far d'un capel calvo ”. 2 “ pardess ” à travers le persan “ pairidaeza ” qui signifie verger, potager. On le retrouve employé dans ce sens dans un texte biblique particulièrement prégnant dans le contexte qui nous occupe et dont nous aurons à reparler le Cantique des cantiques où l'aimée est décrite en ces termes brûlants : “ Tes élans, un paradis de grenades, avec le fruit suprême, troènes et nards, ”3 Dans la traduction biblique des Septante de Genèse VII, 8, le terme est utilisé par extension pour désigner le verger d’Eden, c’est-à-dire le jardin des délices (“ ganeden ” en hébreu), alors que la Vulgate de St Jérôme a elle : “ Plantaverat autem deus paradisum voluptatis ” et que le texte hébreu dit : “ Plantaverat Deus paradisum in Eden ”4 Une question qui se pose souvent à propos du Paradis terrestre est celui de sa subsistance et de son éventuelle population. Sur sa subsistance après le Péché originel on voit concorder Tertullien (De anima 55), Saint Epiphane (Panarion V, 5) et St Augustin (De peccato originali, 23). De plus deux références scripturaires (Ecclésiastique XLIV, 16 et 20 Rois II, 1 et 11-13) ajoutent que les prophètes Enoch et Elie ont été transportés au Paradis terrestre et le livre de Malachie (3, 23-24) attribue à ce dernier un rôle qui est au fond analogue à celui que Dante assigne à Matelda5. 3 Cantique des cantiques 4, 13. Nous utilisons ici la traduction d'André CHOURAQUI (Le Cantique des cantiques suivi des Psaumes, traduits et présentés par André CHOURAQUI, Paris, PUF, 1984, 2e éd., p. 60). La Bible de Jérusalem (Paris, Le Cerf, 1956) a elle : “ Tes jets font un verger de grenadiers et tu as les plus rares essences ” Tandis que la Vulgate (Biblia sacra iuxta vulgatam versionem, recensuit et brevi appratu instruxit Robertus WEBER OSB, Stuttgart, Würuembergische Bibelanstalt, 1975 2e ed., t. II, p. 999) donne le texte suivant : “ emissiones tuae paradisus malorum punicorum cum pomorum fructibus ”. 4 Toutes ces indications sont fournies par Charles SINGLETON (Viaggio a Beatrice, traduzione di Gaetano PRAMPOLINI [Journey to Beatrice, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1958], Bologna, il Mulino, 1968, p. 163. 5 C'est-à-dire un rôle de précurseur et d'annonciateur du Jour de Yahvé. Il est à remarquer 3 Une dernière observation montre que Dante en situant le Paradis ter- restre sur la cime élevée du Purgatoire outre les sources populaires auxquelles il a pu se référer6 est resté substantiellement attentif aux Ecritures : si la Genèse (VII, 19) semble indiquer que toutes les montagnes furent submergées par les flots lors du Déluge, la subsistance du jardin d'Eden ne peut s'expliquer que par sa situation supra-terrestre ou par un effet du type passage de la Mer rouge (Exode XIV, 22) dont la valeur symbolique (rite de passage, baptême) affleurera en plusieurs moments des chants concernés. Là où Dante a innové par rapport à la tradition c'est en plaçant le Paradis terrestre en contiguïté avec le Purgatoire, bien qu'il faille remarquer que cette possibilité avait été évoquée par la bienheureuse Mathilde de Hackenborn (1241-1298), une des candidates “ historiques ” qu'on a proposé d'identifier avec le personnage de Matelda7, dans son Liber gratiae spiritualis8. L'Eden que Dante nous présente est configuré pourtant de façon assez différente de celui de la tradition, en particulier parce qu'il n'est baigné que de deux fleuves dont l'un (l'Eunoë) est une création de la fantaisie du poète, au lieu des quatre de la tradition biblique. Même s'il n'est pas douteux que Dante ait cru en l'existence réelle du Paradis terrestre9, il n'en est pas moins vrai, si on se réfère à l'interprétation figurale d’E. Auerbach10 que ce lieu réel et subsistant peut représenter également toute une série de réalités effectives ou mentales : un espoir et sa négation, le discours et son abolition. que dans la tradition chrétienne Elle est assimilé à Saint Jean-Baptiste (Matthieu, 11, 7-14 et 17, 11-13 et Marc, 9, 2-13) qui annonce la Christ comme Matelda annonce Béatrice. 6 Sur ce point, cf. l'étude d'Arturo GRAF, Il mito del paradiso terrestre in Miti, leggende e superstizioni del medioevo récemment réédité, prefazione, note, appendice di Giosuè BONFANTINI, Milano, Mondadori, 1984, pp. 37-149; 45-56. Parmi ces textes figure la célèbre Navigatio sancti Brendani du IX° siècle, cf. Rudolf PALGEN, L'origine del Purgatorio, Graz Wien Köln, Verlag Styria, 1967, pp. 21-26. Voir aussi Le purgatoire entre la Sicile et l'Irlande in Jacques LE GOFF, La naissance du Purgatoire, Paris, NRF Gallimard, 1981, pp. 241-281. 7Sur cette sainte, cf. les articles Matelda et Matilde di Hackenborn in Enciclopedia dantesca, Roma, Società per l'Enciclopedia Italiana, 1971, vol. III, pp. 854-860 : 855 et p 865. Voir aussi la lecture que fournit A. GRAF du chant XXVIII in Giovanni GETTO, Letture dantesche, vol. II Purgatorio, Firenze, Sansoni, 1970 2e ed., pp. 563-582 : 564. 8 Giovanni FEDERZONI, L'entrata di Dante nel Paradiso terrestre in Studi e diporti danteschi, Bologna, Zanichelli, 1935, pp. 312-340 : 327. 9 SAINT THOMAS, Somme Théologique, I, 102, l’ “ Utrum Paradisus sit locus corporeus ” 10 Erich AUERBACH, Figura in Studi su Dante, Milano, Feltrinelli, 1971 3e ed., pp. 174- 221 : 210-220. 4 Dans la tradition exégétique de l'Écriture, les deux lectures (allégorisante et littérale) existaient tels deux courants distincts. La première en ce qui concerne le passage de la Genèse concernant le Paradis terrestre, avait été représentée par l'école alexandrine et en l'occurrence par le juif hellénisé Philon qui dans son Commentaire des Lois avait vu dans les quatre fleuves de l'Eden une allégorie des quatre vertus cardinales : “ Mais voyons le texte. 'Un fleuve, dit-il, sort de l'Eden pour arroser le Paradis'. Ce fleuve est la vertu générique, la bonté ; il sort de l'Eden, la Sagesse de Dieu ; celle-ci est la raison de Dieu, car c'est en cette raison qu'a été faite la vertu générique. la vertu générique 'arrose le Paradis' c'est-à-dire arrose les vertus particulières. ”11. St Augustin dans le De Genesi ad litteram (VIII, 1) se déclare au contraire en faveur d'une opinion moyenne entre allégorie et littéralité, qu'on nomme précisément pour cette raison utraquiste assez proche de celle de Dante12. Après avoir établi ces quelques précédents généraux qui permettent de fixer les grandes lignes d'une tradition multiforme que notre poète avait à sa disposition et dont il utilise tour à tour les possibilités pour servir son propos personnel, voyons à présent comment il décrit le paradis des délices. Comme il convient à l'allégorie centrale qui attribue à Virgile le rôle de l'intellect, c'est à ce dernier (qui retombera bientôt dans le “ lungo silenzio ” évoqué à son apparition initiale dans l'autre forêt) que revient le premier coup d'œil panoramique du lieu primordial : “ Vedi Io sol che 'n fronte ti riluce ; vedi l'erbette, i fiori e li arbuscelli che qui la terra sol da sé produce. mentre che vegnan lieti li occhi belli che, lagrimando, a te venir mi fenno, seder ti puoi e puoi andar tra elli ”13 11 PHILON D'ALEXANDRIE, Commentaire allégorique des Saintes Lois, I, XIX, 65, texte grec, traduction française, introduction et index par Emile BREHIER, Paris, A. Picard et fils, 1909, p. 47. 12 Sur ce point cf. Salvatore BATTAGLIA, Teoria del poeta uploads/Geographie/ la-derniere-tentation-de-dante.pdf
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- Publié le Apv 21, 2021
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