Insaniyat n°s 35-36, janvier – juin 2007, pp. 141-153 141 La passion d’une vill
Insaniyat n°s 35-36, janvier – juin 2007, pp. 141-153 141 La passion d’une ville. Constantine et ses ailleurs Zineb ALI-BENALI* « La providence avait voulu que les deux villes de ma passion aient leurs ruines près d’elles »**. Tout récit a besoin d’un lieu qui lui constitue un cadre et donne un élan pour le déploiement de son imaginaire. Pour le roman algérien de langue française de la première période, le lieu était déjà habité par le récit de l’autre, romancier, voyageur et, à l’origine, conquérant. Il fallait non seulement raconter autrement, se présenter autrement, mais aussi reconquérir le lieu. Les villes (Tlemcen, Constantine…) et les villages (le village kabyle) furent réinventés après le mai de Sétif1. Ce n’était plus des lieux à visiter mais des lieux à vivre (à écrire, à créer), dans la violence et la découverte d’un nouveau monde, loin de l’exotisme de plus ou moins bonne facture dans lequel ils étaient enfermés jusque-là. Cette rupture dans la conception du lieu avait été annoncée dans les essais poétiques de Camus (vers 1936 et 1947) qui lui aussi refusait le pittoresque et le sensationnel pour s’adresser à ceux qui savent ce qu’est la passion : Pour le pittoresque, Alger offre une ville arabe, Oran un village nègre et un quartier espagnol, Constantine a un quartier juif. Alger a un long collier de boulevards sur la mer ; il faut s’y promener la nuit. Oran a peu d’arbres, mais les plus belles pierres du monde. Constantine a un pont suspendu où l’on se fait photographier. Les jours de grand vent, le pont * Université Paris VIII. ** Kateb, Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1956, coll. Points, 2004, p. 172. 1 Que l’on pense aux romans Mohammed Dib et de Kateb Yacine, dont il sera question ici, et à ceux de Mouloud Mammeri et de Mouloud Feraoun. Zineb ALI-BENALI 142 se balance au-dessus des profondes gorges du Rummel et on y a le sentiment du danger2. Voilà les paysages urbains de l’Algérie réduits à quelques plats clichés qui ne présentent aucun intérêt pour celui qui a « le cœur tiède », et dont l’ « âme est une bête pauvre ». Car ces paysages deviennent, dans la poétique camusienne, une sorte d’absolu, des appels à des états extrêmes de l’âme, des passions à vivre. Tout le monde ne peut aller à leur rencontre. Camus réserve ces « paysages d’élection » à ceux qui peuvent découvrir ce qu’ils sont vraiment : (…) pour ceux qui connaissent les déchirements du oui et du non, de midi et des minuits, de la révolte et de l’amour, pour ceux enfin qui aiment les bûchers devant la mer, il y a, là-bas, une flamme qui les attend3. Le texte de Camus dit quelque chose de la vérité d’un pays qui avait ainsi commencé à « être » en littérature. Il arrive à cela dans le refus de l’histoire : le temps de Camus est, comme le paysage, un absolu de l’instant. Nulle mémoire, nulle inscription de strates du passé. L’histoire n’a pas de raison d’être, puisque le paysage est un palimpseste toujours totalement renouvelé – un refus du palimpseste, de l’accumulation – et le temps pour toujours de l’ordre du présent4. C’est après le geste de Camus qui remet à plat les catégories temporelles et spatiales de la littérature en Algérie, que peut apparaître l’originalité de la littérature qui commence après 1945, après ce qui constitue (…) un de ces moments « césure » dans l’histoire des peuples, un de ces moments marqués par la brutale irruption du futur sur la scène d’un présent encore largement tributaire des marques du passé5. Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri ou Kateb Yacine ne peuvent être dans le même refus de l’histoire et de la mémoire, qui sont l’un des moteurs de leur écriture, sa nécessité passionnée. Ce détour par Albert Camus permet de situer la visée historique et littéraire (conjointement littéraire et historique) du roman de Kateb Yacine et les différentes significations dont sont investis les lieux : 2 Albert, Camus, Noces, suivi de l’Eté, Gallimard, 1959, Coll. Folio, 1972, p.129. Cet essai est daté de 1947, le moment où Nedjma était en écriture. 3 Ibid. p. 131. Ce refus de l’exotisme et du pittoresque peut expliquer l’effacement du paysage dans les romans de Camus au profit de la passion des âmes. 4 Que l’on relise « Noces à Tipaza », op. cit. : Les pierres des ruines sont redevenues roches et la nature accueille ses « filles prodigues », cf. p. 13. 5 Djeghloul, Abdelkader, préface au livre de Redouane Ainad-Tabet, 8 mai 1945 en Algérie, Alger, OPU-EAP, 1987, p. 8. La passion d’une ville. Constantine et ses ailleurs 143 Constantine, mais aussi les autres lieux – le village, le chantier, le piton ancestral – et l’autre ville – Bône. La ville inexpugnable Elle offrait des avantages stratégiques exceptionnels. Assise sur un plateau rocheux, entourée d’escarpements abrupts qui dépassent cent mètres au pied desquels coule l’Ampsaga (Rhummel) dans un ravin encaissé, elle n’est accessible que par l’isthme étroit du Sud et demeurait pratiquement inexpugnable, tant que les pluies alimentaient les citernes du rocher6. Le texte de Charles-André Julien rend compte de l’entrée de la ville dans le récit français, historique et littéraire, comme lieu marqué par la différence avec les autres lieux : escarpée, abrupte, élevée de plusieurs mètres au-dessus du pays environnant dont elle est séparée par un ravin… Les autres villes prises ou à prendre, Alger, Oran ou Bône, sont également marquées par la différence, quand elles sont décrites par les voyageurs ou les soldats en campagne. Mais Constantine est campée dans une différence radicale, verticale pourrait-on dire. Elle ne ressemble à aucun modèle connu. Elle sera la ville « autre », totalement autre, et sera, pour toujours, inexpugnable, malgré les traces de l’assaut, justement comme nous le verrons, inexpugnable parce que les traces de la prise violente sont encore inscrites dans le paysage urbain, sont le paysage urbain. Le travail de transformation opérée par la conquête française et la colonisation aura peu de prise sur elle. Pour toujours, « Au contraire d’Oran, Constantine était une ville indigène » 7 . En elle, une part imprenable, et pourtant prise. Dans Nedjma, la ville est une stratification instable d’histoire. La reprise du récit de la conquête de la ville en 1837, après une longue résistance, répond à une nécessité de l’écriture même, puisque le roman est d’abord son propre roman, celui de sa possibilité même, difficile rencontre de plusieurs récits. Le domicile abandonné dominait la salle du tribunal militaire, par une lucarne due vraisemblablement à l’audace d’une famille turque soucieuse de surveiller les mouvements de la Casba. Visible à cent pas, dès l’entrée de l’impasse, dans le flot d’ordure et de boue que la municipalité radicale conservait à titre de tradition populaire, la maison de Rachid, cruellement passée à la chaux, puis au bleu de méthylène, 6 Ch.-A., Julien, Histoire de l’Afrique du Nord. Tunisie, Algérie, Maroc. Des origines à la conquête arabe (647 ap. J.-C.), Paris, Payot, 1966, 2ème édition, p. 95. 7 Ch.-A., Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine. T.1 La Conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), Paris, P.U.F., 1964. Zineb ALI-BENALI 144 faisait frontière entre le ghetto et la ville ancienne ; sur la gauche, deux autres bâtisses mitoyennes fermaient l’impasse ; à droite débordant le mur de l’Intendance – siège du tribunal qui jugeait les déserteurs –, un jardinet sauvage submergeait les décombres d’un quatrième immeuble rasé par l’artillerie de Damrémont, au cours du second assaut qui se termina par les quatre jours de bombardement, les quatre pièces faisant feu à bout portant, et les hauteurs de la Casba rendant coup pour coup comme si les boulets avaient simplement ricoché le long de la muraille et du roc ; puis la poudrière explosa, dernière cartouche des assiégés ; ce fut alors la conquête, maison par maison, par le sommet du Koudia (aujourd’hui la prison civile où les vaincus purgent leur peine sous d’autres formes, pour un forfait bien plus ancien que celui dont on les dit coupables, de même que leur banc d’infamie repose en réalité sur un silence de poudrière abandonnée) qu’occupait la batterie de siège, pulvérisant les nids de résistance d’un après l’autre ; puis, par la place de la Brèche à partir de laquelle allait être bâtie la ville moderne, enfin par la porte du marché, l’entrée de Lamoricière en personne, la hache d’une main et le sabre de l’autre…(p. 145-146). Le paysage urbain est écriture des ruines – comme chez Camus dans ses essais poétiques, mais autrement –, écriture de la trace. Après le 8 mai 1945, le retour sur la mémoire de ce qui fut au commencement de l’histoire en train de recommencer, ou de continuer, se fait nécessité. Les bâtiments, récents ou plus anciens, encore debout ou détruits, sont signes d’un texte qui s’écrit dans la rêverie de Rachid qui revient dans la maison et la ville natales, pour n’en plus repartir. L’histoire turque, l’histoire uploads/Geographie/ la-passion-d-x27-une-ville-constantine-et-ses-ailleurs.pdf
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- Publié le Oct 27, 2022
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