L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 51 L’OBÉLISQUE D’HERMAPION (AMMIEN MARCELLIN, RES GESTA

L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 51 L’OBÉLISQUE D’HERMAPION (AMMIEN MARCELLIN, RES GESTAE, XVII, 4, 17-23)* Ammien Marcellin, historien latin du IVe siècle après J.-C., livre dans ses Res Gestae un témoignage des plus étonnants et des plus curieux. Au sein du livre XVII, relatant les événements qui se déroulent à Rome pen- dant les campagnes militaires de Julien en Gaule (automne 357-printemps 358), Ammien fait allusion à l’érection d’un obélisque dans le Circus Maximus. Cet événement est le point de départ d’une longue digression (XVII, 4, 1-23), qui se termine par la traduction grecque de l’inscription hiéroglyphique d’un obélisque également dressé dans le Cirque (XVII, 4, 17-23)1. Nous présentons ci-dessous la traduction de ce passage: XVII, 4, 1. Tandis que l’on commençait à restaurer les Gaules, tou- jours sous la préfecture d’Orfitus2, on dressa un obélisque dans le Circus Maximus3; puisque le moment est opportun, je vais en dire quelques mots. 2. Il est une ville fondée dans des temps reculés, jadis célèbre pour l’imposante masse de ses remparts et ses cent portes d’entrée, et que ses fondateurs nommèrent pour cette raison Thèbes Hécatompyles. (3-5: ré- cit d’événements de l’histoire de Thèbes). 6. C’est dans cette ville, au milieu d’immenses bassins et de diverses constructions de pierre portant la représentation de divinités égyptiennes, que nous avons vu plusieurs obélisques, certains renversés et brisés, que d’anciens rois, après avoir dompté des nations à la guerre ou portés par la prospérité de leur souve- raineté, ayant sondé les filons des montagnes même auprès des habitants les plus éloignés de la terre, ont fait tailler et dresser, et ont dédiés aux dieux suprêmes de leur religion. 7. Un obélisque est fait d’une pierre très dure en forme de borne, il s’élève graduellement jusqu’à une grande hauteur, et, pour imiter un rayon, il s’amincit peu à peu, passant d’une base carrée à un faîte étroit, poli par la main d'un artiste. 8. Quant aux nombreux signes symboli- * Nous remercions vivement les Professeurs Claude Obsomer et Claude Vandersleyen pour les remarques et les suggestions qu’ils ont apportées à cet article. Nous remercions également les Professeurs Monique Mund-Dopchie, Philippe Derchain, René Lebrun, Gualtiero Calboli et Sergio Pernigotti, et Messieurs Bernard Van Rinsveld et Herbert Verreth, avec qui nous avons eu l’occasion de discuter de ce sujet. 1 Notre attention fut attirée par ce passage lors de la rédaction d’un mémoire de fin d’études en Philologie classique: Les mentions d'obélisques égyptiens dans les textes la- tins et grecs: pour une identification à des réalités archéologiques, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, septembre 1997. 2 Memmius Vitrasius Orfitus fut préfet de la Ville une première fois en 353-356, et une seconde fois en 357-359. 3 Obélisque aujourd’hui érigé sur la Place Saint Jean de Latran. 52 B. LAMBRECHT ques, appelés hiéroglyphes, que nous voyons gravés partout, c’est l'anti- que autorité d'une sagesse primordiale qui les a enseignés. 9. En effet, en sculptant toutes sortes d'oiseaux et de bêtes sauvages, même d’un autre monde, ils montraient que les promesses faites ou assumées par les rois atteignaient très largement la mémoire du temps qui suit l’époque de leurs succès. 10. Car ce n'est pas comme aujourd’hui, où un nombre déterminé et facile de lettres exprime tout ce que l’âme humaine peut concevoir, qu’écrivaient les anciens Égyptiens, mais les lettres servaient chacune à un nom et à un verbe particulier; quelquefois elles expri- maient des phrases entières. 11. Voici deux exemples pour comprendre ce système: par le vautour, ils expriment le mot «nature», parce que les sciences physiques nous apprennent que l’on ne peut trouver aucun mâle parmi ces oiseaux; et par l’image de l’abeille fabriquant le miel ils dési- gnent le roi, montrant par ce dessin qu’un chef doit posséder comme qualités innées et l’aiguillon et la douceur, et il en va ainsi pour beau- coup de signes4. 12. Et puisque les flatteurs, qui selon leur habitude gonflaient l'or- gueil de Constance5, murmuraient sans cesse que lorsque Octavien Auguste avait fait transporter de la ville égyptienne d’Héliopolis deux obélisques, dont l’un se trouve au Circus Maximus, l'autre au Champ de Mars6, il n’avait osé ni toucher ni déplacer celui qui a récemment été amené, effrayé par les difficultés liées à sa grandeur, que ceux qui l’ignorent apprennent que si ce prince ancien, après avoir fait transporter d’autres obélisques, a laissé celui-là intact, c’est parce que, consacré au Dieu Soleil en offrande particulière et dressé au milieu du sanctuaire inaccessible d'un temple ambitieux, il dominait cependant comme le sommet de l’ensemble7. 13. Mais Constantin8, qui y attachait peu d’im- 4 Ces deux exemples se retrouvent chez Horapollon, cfr B. VAN DE WALLE, J. VER- GOTE, Traduction des Hieroglyphica d’Horapollon, dans Chronique d’Égypte, 35 (1943), p. 50, 11a «[Ce qu’ils signifient en dessinant le vautour] (…) La mère, parce qu’il n’existe pas de mâle dans cette espèce d’oiseaux»; p. 86, 62 «[Comment ils représentent le peuple qui obéit au roi.] Quand ils veulent représenter le peuple qui obéit au roi, ils peignent une abeille. Car seule parmi les animaux, cette espèce a un roi que suit toute la multitude des abeilles, de même que les hommes obéissent au roi. Étant donné <la bonté> du miel et la force du dard de cet animal, ils laissent (ainsi) sous-entendre que le roi est clément mais en même temps énergique quand il y va <de la justice> et de l’administra- tion.» 5 Constance II: 337-361 après J.-C. 6 Respectivement dressés aujourd’hui sur la Piazza del Popolo (obélisque flaminien) et sur la Piazza di Montecitorio. 7 Ammien Marcellin a raison de souligner le caractère exceptionnel de cet obélisque, aujourd’hui Place Saint Jean de Latran. C’est en effet le plus grand obélisque conservé de nos jours (entre 32 et 33 m après sa restauration), et il fut dressé seul à l’extrémité est du temple d’Amon à Karnak, dans le sanctuaire oriental, en tant qu’obélisque unique, et non en tant que membre d’une paire comme le voulait la tradition. 8 Constantin Ier le Grand: 306-337 après J.-C. L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 53 portance, arracha cette masse de ses fondations, estimant avec raison qu’il ne commettait aucune faute sur le plan religieux s’il consacrait cette merveille enlevée de son temple à Rome, c’est-à-dire dans le tem- ple du monde entier; il laissa longtemps l’obélisque reposer à terre, tan- dis que l’on préparait ce qui était nécessaire au transport; une fois l’obé- lisque transporté par le lit du Nil et débarqué à Alexandrie, on construisit un navire d'une grandeur inusitée auparavant, mu par trois cents ra- meurs. 14. Après avoir pris ces mesures, le prince précité quitta la vie, et cette opération urgente se refroidit. Enfin embarqué à bord du navire, l’obélisque traversa les mers et les flots du Tibre, qui semblait presque redouter de ne pas pouvoir, en raison de la difficulté de sa navigation, apporter jusque sous les remparts de ses enfants ce qu’avait envoyé le Nil presque inconnu, et il fut débarqué au quartier d’Alexandre, séparé de la Ville de trois milles; ensuite, placé sur un chariot bas et traîné len- tement par la porte d’Ostie et le bassin public, il fut amené dans le Circus Maximus. 15. Après cela, il ne restait qu’à dresser l’obélisque, opération que l’on pressentait difficile, voire impossible. (Suit la des- cription de l’érection périlleuse de l’obélisque dans le Circus Maximus). 16. Les époques suivantes ont vu le transport d’autres obélisques, dont l’un est dressé au Vatican, un autre dans les jardins de Salluste, et deux au mausolée d’Auguste9. 17. Nous livrons la traduction grecque du texte de signes gravé sur le vieil obélisque que nous voyons dans le Cirque, en suivant le livre d’Hermapion (Qui autem notarum textus obelisco incisus est ueteri, quem uidimus in Circo, Hermapionis librum secuti interpretatum litteris subiecimus graecis): 9 Soit l’obélisque du Vatican, amené à Rome sous Caligula, l’obélisque de la Piazza della Trinità dei Monti, érigé à Rome entre la fin du Ier siècle après J.-C. et le IVe siècle après J.-C., et les obélisques de Santa Maria Maggiore et du Quirinal, dont la date précise de déménagement n’est pas connue (peut-être la fin du Ier siècle après J.-C.). ARXJN APO TOU NOTIOU DIERMJ- NEUMENA EXEI STIXOS PRWTOS (18) Táde êstin ° basile⁄ ¨Ra- méstjÇ dedwrßmeqa, Ωn p¢san oî- kouménjn metà xar¢v basileúwn, Ωn ÊJliov file⁄, kaì ˆApóllwn krateróv, filalßqjv, uïòv ÊJrw- nov, qeogénnjtov, ktístjv t±v oîkouménjv, Ωn ÊJliov proékri- nen, ãlkimov ‰Arewv, basileùv ¨Raméstjv, ˜ç p¢sa üpotétaktai ™ g± metà âlk±v kaì qársouv, ba- sileùv ¨Raméstjv, ¨Jlíou pa⁄v, aîwnóbiov. EN COMMENCANT PAR LA FACE SUD, LA PREMIERE LIGNE COMPORTE CE QUI PEUT ETRE TRADUIT COMME SUIT: «Voici ce que nous avons donné au roi Ramsès, lui qui règne sur toute la terre avec bonheur, qu’Hélios aime, ainsi que le puissant Apollon, ami de la vérité, fils de Hérôn, de naissance divine, créateur de la terre, qu’Hélios a choisi, vaillant fils d’Arès, roi Ra- mestès, à qui toute la terre est soumise grâce à sa force et à son courage, roi Ramestès, fils d’Hélios, qui vit éter- nellement.» 54 B. uploads/Geographie/ lambrecht-museon-114.pdf

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