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> Appareil » Revue Appareil - n° 6 - 2010 Revue Appareil - n° 6 - 2010 « Le Japon selon Chris Marker » Emi Koide Après que la guerre est finie, nous sommes nés Nous sommes devenus adultes, Nous commençons à marcherEn chantant les chansons de paix Nous voulons que vous vous souvenez de notre nom Enfants qui ne connaissent pas la guerre Si on ne nous permet pas parce que nous sommes trop jeunes Si on ne nous permet pas parce qu'on a les cheveux longs Ce qui me reste en ce moment est de chanter en étant au bord des larmes Nous voulons que vous vous souvenez de notre nom Enfants qui ne connaissent pas la guerre [...] (Extrait de paroles de la chanson « Sensô wo shiranai kodomotachi » ? Enfants qui ne connaissent pas la guerre ? cité par Yoshikuni Igarashi, 2001 : 197) Introduction Chris Marker, artiste multimédia, écrivain, photographe, « cinéaste », ou plutôt « bricoleur », comme il préfère être appelé, a constamment exploré l'articulation des images, sons et textes en créant de nouvelles significations. La production markérienne a amené d'autres horizons à la production artistique de vidéo art et nouvelles technologies filmiques, en jouant entre la frontière de la fiction et de l'histoire, en les présentant en tension, pour questionner le cinéma, ses représentations, son rôle dans le monde. Contre les conventions et en échappant aux classifications, plusieurs de ses films se présentent comme une espèce de « travelogue » ou journaux de voyage, dans lesquels il présente, de façon critique, les idées de l'Occident sur l'Autre. De plus, il met en évidence les images clichées et stéréotypées, et par conséquent l'incapacité des films documentaires à faire le portrait d'une autre culture. Ses innombrables voyages nous renvoient à deux expériences initiatiques : la lecture de Jules Verne et la bande-dessinée de la famille Fenouillard ? selon lui les autres voyages avaient pour but de vérifier dans le propre lieu les enseignements des voyages littéraires (Guy Gauthier, 2001 : 17). L'imaginaire et la subjectivité du voyageur entrent dans ses films, à l'opposé des documentaires d'histoire officielle, de sorte qu'il ne cherche pas à expliquer et réduire l'autre à celui qui est connu. À partir de ses voyages à travers le monde : Finlande, Chine, Sibérie, Corée, Israël, Cuba et Japon ? pays où il revient plusieurs fois après ? il a produit des films, photos et récits qui n'épuisent pas le sujet et qui ne donnent pas de discours linéaire. Sa fascination pour l'autre, se traduit dans son regard particulier vers l'Orient, surtout dans la figure du Japon. Dans la mesure où on identifie la récurrence de ce pays comme le lieu de l'imaginaire dans son oeuvre. Selon Gauthier (2001 : 21), « la fascination pour le tour du monde a donc eu pour effet, entre autres, [... que] le Japon a sans cesse hanté son oeuvre ». Ou encore pour Möller (2003 : 35), « Le Japon a une signification spéciale pour Marker », car il est revenu au pays de temps en temps en réalisant des oeuvres. Sur cette île qui habite son imaginaire et sa mémoire, le narrateur markérien dit : « Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître » (Marker, 1982). Le présent texte propose de réfléchir sur le statut du Japon, en tant que territoire où se croisent la mémoire, l'imaginaire, le temps et l'espace ? lieu de l'Altérité et du dépaysement. J'exposerai > Appareil » Revue Appareil - n° 6 - 2010 d'abord les différentes façons de voyager pour penser l'expérience du dépaysement. Ensuite, à partir de l'analyse des oeuvres Le mystère Koumiko (1965), Sans Soleil (1982), Le Dépays (1982), Level Five (1997), j'étudierai comment cette expérience du dépaysement devient présente dans les films. Enfin, je proposerai l'idée selon laquelle les films donnent une vision du contexte du Japon de l'après-guerre, le phénomène d'une amnésie collective hanté par le fantôme de la guerre et son rapport avec le monde médiatique d'images. 1. Différentes façons de voyager En considérant le rapport entre les différentes façons de voyager selon des conceptions d'espace et de temps, Sérgio Cardoso (1989) et Olgária Matos (1997) distinguent le voyage du géomètre où le déplacement a lieu dans un espace ordonné et homogène, marqué par l'isotropie, et le voyage du géographe qui se caractérise par l'établissement des frontières, en mesurant les distances. Mais, ces deux manières de voyager considèrent l'espace comme extension, c'est-à-dire selon une conception qui unifie tout, où il n'y a pas vraiment de distance car elle présuppose une continuité spatiale comme succession. En effet, cette idée d'espace est liée, à son tour, à une conception temporelle nécessairement linéaire, comme une succession des instants. Étant donné que le voyage est considéré comme un déplacement dans l'espace, définition qu'on trouve dans les dictionnaires, où il y a un mouvement, il s'agit d'un parcours selon un trajet défini où il faut un point de départ et d'arrivée, sans lesquels il n'est pas possible de le représenter. De sorte que cet espace-temps de succession ignore la distance, car elle est composée d'instants et points qui viennent les uns après les autres. Dans la mesure où il est nécessaire de connaître et prédéterminer les points de trajet, il n'est pas possible d'envisager l'Altérité, ni pour les ouvertures, ni pour les indéterminations. Ainsi, cette conception du voyage comme simple déplacement dans l'espace est-elle réductrice : [...] représenter naïvement ces mouvements comme déplacements entre lieux à l'intérieur d'un monde ; ne permet pas de comprendre que le voyageur s'éloigne parce qu'il se différencie et transforme son monde ; que les voyages sont toujours des entreprises dans le temps (Sérgio Cardoso, 1989 : 358). Les vrais voyages pour Cardoso et Matos sont ceux où on peut trouver des ouvertures, dans lesquels il y a une expérience d'étrangeté, de dépaysement. Cependant, il ne s'agit pas d'apercevoir « l'étrangeté du monde entourant » et extérieur, mais de « signaler toujours des dérangements intérieurs dans le propre territoire du voyageur », car c'est le temps qui transforme le voyageur qui « devient étrange à soi-même » (Ibid. : 359). C'est la temporalité qui entre dans le sujet voyageur pour qu'il puisse comprendre et faire l'expérience de l'altérité, où l'autre n'est pas un étranger complet qui appartient à l'extériorité mais qui se trouve dans notre intériorité même. Alors, il faut prendre de la distance et s'éloigner de soi-même pour voyager et avoir l'expérience du dépaysement. Selon Matos (1997 : 144-146), cette façon de voyager est celle du flâneur et de l'enfant benjaminien, où la ville devient une topographie de la mémoire pour se déplacer dans le temps, en établissant des rapports entre le passé et le présent, pas comme un trajet linéaire mais comme une constellation où « ne pas s'orienter dans une ville ne signifie pas grand chose, mais se perdre dans une ville, demande tout un apprentissage ». (Walter Benjamin, 1997 :73) 2. Japon et le dépaysement temporel ? entre le sommeil et le réveil Voyager en se dépaysant est aussi la façon pour Marker de faire le tour du monde, surtout dans les endroits et pays plus éloignés comme le Japon. Il nous apparaît ici nécessaire de revenir sur l'atmosphère qui caractérise le Japon de l'après-guerre et que souligne la chanson « Enfants qui ne connaissent pas la guerre », placée en exergue de cette communication ? grand succès des années 1970, bien qu'elle soit considérée comme pacifique, cette chanson révèle aussi un certain état de choses (Igarashi, 2000, 197). La génération née après la guerre qui ne l'a pas connue représente la possibilité de construction d'un pays forcément pacifique à la condition d'effacer les traces de la guerre, de la mémoire du passé récent. Ainsi cette chanson partage le discours idéologique où l'amnésie et l'oubli de la guerre sont nécessaires à la reconstruction du > Appareil » Revue Appareil - n° 6 - 2010 pays. Pendant les années 1960, le pays connaît un accroissement économique vertigineux qui commence dès les années 1950, en modifiant de façon significative l'espace urbain et la façon d'y vivre. Les Jeux olympiques de Tokyo en 1964, en même temps qu'ils exhibent un « nouveau Japon » reflètent les signes de la guerre évités par le discours officiel. En se dissimulant, les signes se font présents en tant qu'absence. Avant la guerre, il était prévu que la ville accueillerait les jeux en 1940, mais ceci n'aura pas lieu à cause de la deuxième guerre mondiale. Dans ce contexte, le Japon était en guerre contre la Chine ? qui a été violemment envahie et occupée, ainsi que d'autres pays asiatiques, même si ces épisodes ont été refoulés jusqu'à aujourd'hui et objets de conflits de reconnaissances et de réparations. Dans Mystère Koumiko (1965), la première oeuvre consacrée au Japon, tournée pendant les Jeux olympiques de Tokyo en 1964, l'idée de dépaysement est déjà présente. Les jeux sont, à leur tour, un événement important, signalant l'entrée du Japon dans la modernité. La uploads/Geographie/ le-japon-selon-chris-marker.pdf
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- Publié le Fev 26, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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