© Dunod, 2014 5 rue Laromiguière, 75005 Paris www.dunod.com ISBN 978-2-10-07173

© Dunod, 2014 5 rue Laromiguière, 75005 Paris www.dunod.com ISBN 978-2-10-071736-1 Maquette de couverture : Hokus Pokus Créations Préambule Qu’est-ce que l’école doit enseigner ? Cette question peut être posée selon deux visions diamétralement opposées. Vision n°1 : la façon dont l’école organise le cheminement des élèves, leur orientation, leur affectation entre les écoles, leur répartition entre les places offertes par la société est une question centrale. Il faut sélectionner et affecter les gens là où ils peuvent trouver place, mais aussi faire émerger une élite, de gens à l’esprit agile et capables d’apprendre : c’est essentiel à l’ordre du monde. Quant à la question de savoir ce qu’ils apprennent dans cette école chargée d’abord de classer et de pourvoir, les réponses sont assez simples et, au fond, d’intérêt plutôt secondaire. Vision n°2 : les choix qu’effectue une société sur ce qu’enseigne son école ne sont pas anodins. Selon ce que l’école enseigne ou non, la population passée par cette école n’aura ni les mêmes valeurs, ni les mêmes capacités sociales ou économiques, ni la même vision du monde. Tout est possible, selon ce qu’on veut : une population portant haut des valeurs démocratiques ou au contraire facile à asservir, une population absorbée dans une compétition entre individus ou laissant au contraire place à la coopération et l’entraide, une population répartie en castes étanches ou permettant des transitions fluides aux différents âges de la vie, etc. Selon la façon dont les différents systèmes éducatifs de la planète répondront dans les quinze prochaines années aux ques- tions sur le statut de la vérité, sur l’existence de « savoirs communs », au moins à l’échelle de chaque société, sur la part identitaire et close et la part ouverte des savoirs à diffuser, le monde n’aura pas le même visage. Les inégalités entre les individus, les groupes et les nations seront creu- Ce que l’école devrait enseigner 6 sées ou atténuées ; les racismes et haines hors du clan seront excités ou raisonnés ; les obscurantismes plus ou moins relativistes se répandront ou seront éclairés par des savoirs conscients, parce que l’école sait faire l’un ou l’autre selon ce qu’elle veut. Ces deux visions s’excluant l’une l’autre, il est nécessaire de prendre parti. Et cette « prise de position » est d’autant plus nécessaire que l’école se porte mal aujourd’hui en France : elle est surtout efficace pour la moitié de la population socialement la plus favorisée1, et les responsables, qui déclarent le regretter, semblent assez impuissants. Des décennies de dis- cours démocratique sur l’école n’y ont rien changé. Les responsables ont cherché des réponses d’ordre structurel et quantitatif, en instaurant (en 1975, sous la bannière de Valéry Giscard d’Estaing) le collège pour tous ou encore en prônant (en 1984, la gauche étant au pouvoir) l’objectif que 80 % d’une classe d’âge parvienne au niveau du baccalauréat. Mais la préoccupation de ce que ce collège, dit unique, ou ce lycée, ouvert à presque tous, devaient enseigner, n’a pas ému grand monde et, en tous cas, n’a jamais été considérée comme décisive. Il s’agissait au contraire de réussir l’entreprise de massification. Dit autrement : de faire du chiffre. À gauche comme à droite, la politique a toujours défendu ou au moins laissé le champ libre à la vision n°1. Continents à découvrir Cet ouvrage repose sur la vision contraire, la vision n°2. Non par oppo- sition à la démocratisation de l’école, mais avec la conviction que celle qui a été mise en œuvre est largement un leurre, et se fonde sur un impensé. Une politique jusqu’ici jamais tentée, tournée vers ce que tous 1. Malgré son aspect abrupt, ce jugement n’est que le condensé de l’appréciation générale sur le système éducatif français formulée depuis longtemps, en se fondant sur des analyses internes aussi bien que sur des évaluations internationales comme le PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) de l’OCDE. Préambule 7 © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit. les élèves doivent apprendre pourrait seule changer la donne et per- mettre un renouveau de l’école en France. Une refondation. Mais poser des questions sur ce que l’école doit enseigner revient à aborder un continent complexe et peu fréquenté. Continent complexe, parce qu’à l’heure du développement du numé- rique et des mondialisations, innombrables sont les questions posées aux savoirs, à la transmission, à la fonction de la mémoire, à la ques- tion du Bien commun… On ne peut plus s’en tenir à répéter ce qu’on a toujours fait et ce que suggère la seule tradition de l’enseignement. On ouvre des questions nombreuses et difficiles. Une de nos premières observations sera de dire que peu de gens s’y consacrent en France. Continent peu fréquenté, parce que les certitudes anciennes de la France sur la qualité de son école ne l’ont pas conduite à ce type de remise en cause. La structuration ancienne des enseignements en disci- plines, bien antérieure aux développements des savoirs contemporains, les examens et les contenus transmis ont acquis une apparence trom- peuse de naturalité, comme si tout allait de soi. On retrouve cette situa- tion dans d’autres pays, mais rarement autant qu’en France, où elle est liée à une conception très institutionnalisée des savoirs qui rendent plus compte à eux-mêmes qu’au monde social. L’histoire des savoirs sco- laires, le fait qu’ils résultent non pas de quelque ordre naturel, mais de choix qui ont été effectués, souvent à l’aveuglette, à différents moments de l’histoire, en fonction d’intérêts bien précis, sont en général ignorés. Tant d’obstacles pour nous détourner de l’enquête ! Sur ces continents, immenses et nécessaires, de nombreuses comparai- sons avec l’étranger montrent que la France ne s’aventure guère. Elle constitue une sorte d’exception inconsciente en matière de programmes d’enseignement, par le caractère paradoxalement à la fois sacré et mar- ginalisé qu’elle leur accorde. Les programmes d’enseignement y sont d’abord une référence en effet quasi sacrée pour beaucoup d’enseignants et le regard épisodique Ce que l’école devrait enseigner 8 de l’inspecteur est d’abord un contrôle de conformité à cette norme intangible. De la même façon, il est intéressant de noter que dans la pratique habituelle des réformes éducatives en France, la question des contenus est abordée en bout de chaîne, quand tout le reste (les effectifs, les horaires, les coefficients de chaque matière à l’examen) a été décidé. Les programmes sacrés sont ainsi la dernière roue de la charrette des réformes. Pourquoi la question des contenus est-elle si rarement posée ? Répondre dès maintenant à cette question nécessiterait de trop s’avancer dans la matière de cet ouvrage, car cela impliquerait de multiplier les hypothèses et les nuances pour expliquer un ensemble de phénomènes peu étudiés. On peut bien sûr avancer l’idée, d’aspect trivial, mais qui mériterait examen, selon laquelle changer quoi que ce soit dans ce que l’école enseigne revient à poser des questions qui heurtent des traditions, par- fois des routines, en tous cas des positions acquises (de disciplines, de corporations). On risque aussi l’hypothèse que ceux qui ont à traiter de ces questions sont tous plus ou moins d’anciens bons élèves, auxquels ce système a plus ou moins réussi : pourquoi en viendraient-ils à mettre en doute ce qui garantit leur place et assure leur pouvoir ? Mais, à l’autre bout du champ, on peut aussi plaider que l’origine de ce désintérêt est à rechercher non pas dans le passé, mais dans les aspects les plus exacerbés de la désillusion postmoderne. C’est l’idée qu’au fond, les « savoirs scolaires », on n’en a rien à faire et qu’il faut être un esprit bien limité pour s’en préoccuper. L’argumentaire peut prendre plusieurs formes, et nous nous arrêterons plus tard à l’idée que ce qu’on a souvent appelé, au cours du XXe siècle, les « philosophies du soupçon », sont venues ébranler la confiance des sociétés sur ce que l’homme prétendait savoir. La science elle-même, en se déshumanisant, en développant de façon inouïe la connaissance des parties au détriment de l’appréhen- sion humaniste du tout, comme l’explique Edgar Morin, est venue faire douter de ces savoirs scolaires, qui prétendaient à l’universel. Préambule 9 © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit. Plus efficacement encore, la critique bourdieusienne de ces savoirs, qui ne sont que des outils au service de la reproduction sociale sans qu’on n’en proclame plus le caractère profondément révolutionnaire et progressiste pour l’émancipation humaine, est venue, peut-être parado- xalement, détourner l’attention des chercheurs de ces savoirs scolaires et renforcer l’immobilisme généralisé. Enfin, on peut se rendre compte, si on écoute ce qui se dit sou- vent dans les débats publics, que beaucoup doutent encore plus de la pertinence de la question des savoirs scolaires « à l’heure d’internet ». L’argument est que désormais tous les savoirs du monde étant dispo- nibles d’un clic, et en permanence, il n’est plus nécessaire d’identifier ceux qui auraient un statut spécial et qu’il faudrait acquérir dès l’en- fance ou l’adolescence. La liberté, l’adaptation aux besoins de chacun, l’immédiateté des réponses et la disponibilité permanente traceraient un uploads/Geographie/ ce-que-l-x27-ecole-devrait-nous-apprendre 1 .pdf

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