Francis Manzano Le Maghreb, laboratoire de la francophonie ? J’aurais bien sûr

Francis Manzano Le Maghreb, laboratoire de la francophonie ? J’aurais bien sûr pu rendre des sentiments algériens ou des situations algériennes en arabe ou en berbère. Il en est de même qui sont allés jusqu’à me dire qu’on ne pouvait valablement traduire les uns et les autres qu’en l’une de ces deux langues. J’avoue n’être pas de cet avis, parce qu’à mon sens, croire que nos passions et nos idéaux sont irrémédiablement liés à l’usage d’une langue, c’est justement tomber dans le piège de ceux qui voulaient nous nier. Mouloud Mammeri (1966)1 Dans ce parcours, certes bien rapide si l’on veut comprendre ce qui se passe véritablement au sein du Maghreb2 contemporain, je me fonde à nouveau sur la modélisation « tripolaire » de ce paysage sociolinguistique que je propose depuis plusieurs années, et sur laquelle je ne reviendrai ici malheureusement que très succinctement. En revanche, je tiens à souligner que pour rester dans le ton général du numéro et contribuer ainsi à la réflexion collective, j’ai choisi de concentrer ma réflexion sur la paire arabe vs. français et sur certaines pistes (et) fausses pistes que cette paire radicalisée a fondées. Pour cette traversée au pas de course, je demande l’indulgence du lecteur, et c’est pourquoi je me permets aussi de renvoyer dans la bibliographie à quelques articles précédents qui permettront de mieux articuler l’ensemble du système sociolinguistique proposé. 1. Sur la place du Maghreb dans l’espace francophone : racines et premiers repères Lorsqu’un Arabe tunisien (Habib Bourguiba) et un Sénégalais (Léopold Sédar-Senghor), parmi d’autres, reprirent ou plus justement ravivèrent l’appellation « francophonie », l’objet ainsi qualifié n’était autre, il faut le rappeler, que l’ensemble des pays (principalement colonisés ou « protégés » par la France)3 ayant en commun l’usage du français. Avec un peu de recul, cette option paraît à peu près indissociable du contexte géo-politique de la décennie 1960-1970. Il s’agissait globalement pour tous, ex-colonisateur et ex-colonisés, de trouver (sans jamais l’avouer) un compromis historique, social, économique, permettant peu ou prou à ce que l’on appelait l’Union Française de perdurer sous des configurations politiques plus acceptables. En termes plus brutaux, cela peut s’appeler du néo- colonialisme, expression que beaucoup n’ont pas manqué d’utiliser à l’époque4. Généralement, la plupart des propos sur la langue mettaient en avant des arguments de cohérence culturelle et de véhicularité (du français), prétendant ainsi dépassionner des questions très passionnelles. Une idée « moyenne », ou disons assez fréquente, traversait effectivement la plupart des discours : le français, instrument rendu commun (par l’Histoire) permettrait à chacun des pays indépendants d’accéder à une plate-forme internationale (thème de la « langue d’ouverture »), donc de commercer, d’espérer se développer économiquement5, et d’échanger des biens culturels. Dans un discours de Habib Bourguiba6 au Québec (à la fin des années 60) on trouve à peu près tous les ingrédients dynamiques de la francophonie tunisienne (et maghrébine7 ?). 1. La langue française est pour vous, hommes et femmes du Québec une partie de vous-mêmes dont vous avez su, et à quel prix, assurer la pérennité. A nous, il semblerait qu'elle soit venue du colonisateur. Et pourtant, il ne nous semble pas que ce soit à lui en tant que tel, que nous la devons. Il est même de mon devoir d'évoquer, à ce propos, le souvenir de notre grand premier ministre Khéreddine. C'est lui, en effet, dont le turc était la langue maternelle, qui, le premier, a ouvert à des jeunes de chez nous le chemin des universités de France ; c'est lui qui, le premier a introduit le français dans l'établissement secondaire qu'il a créé, ce Collège Sadiki auquel tant de mes compagnons de lutte comme moi-même, après bien d'autres devanciers, sont en grande partie redevables de ce qu'ils sont devenus et de ce qu'ils ont accompli pour le salut politique et pour le devenir de la Tunisie [.] Je peux bien dire que, dès cette époque et en dépit du jeu d’influences diverses qui s’exerçaient alors sur notre pays, l’intelligentsia tunisienne avait déjà opté pour la langue française et pour une culture ouverte sur le monde moderne. 1 2. Vous dirai-je que votre exemple m’apparaît comme portant une leçon communicable aux hommes du continent auquel appartient la Tunisie8 ? La francophonie, je vous l’ai dit, n’est pas pour nous un antique héritage. C’est une greffe. Il a suffi de quelques générations pour que, malgré les intempéries, elle prenne, se développe, donne naissance à un arbre vigoureux. Les Africains ont toutes raisons de méditer votre exemple et d’apprendre de vous quels soins opiniâtres il faut lui apporter. 3. Que disais-je alors9 ? Ceci : « Je n’aime pas beaucoup le mot « francophonie » mais, enfin je dois reconnaître que la « francophonie » représente en Afrique une réalité. Non seulement parce qu’elle met en contact privilégié les pays où le français est langue officielle et ceux où elle est langue de travail, mais parce qu’elle rend les uns et les autres participants à un même univers culturel, parce qu’elle rend les uns et les autres plus à même de découvrir, même au-delà de la langue, ce qui les unit. C’est donc une sorte de Commonwealth que je voudrais voir s’établir entre eux, une communauté qui respecte les souverainetés de chacun et harmonise les efforts de tous ». [.]Lorsque je prenais la parole devant l’Université de Dakar, je pensais tout particulièrement à l’Afrique. Je sentais qu’au-delà des personnes et des situations, le même usage de la langue française instaurait entre mes auditeurs et moi une vraie rencontre : rencontre entre une Afrique blanche (arabo-berbère pour simplifier) et une Afrique noire aux souches multiples et complexes ; entre une Afrique blanche et une Afrique noire qui ont connu leurs antagonismes – et, parfois hélas la domination de l’une sur une partie de l’autre. Un premier point est essentiel, c’est si l’on peut dire la mise à distance ou « secondarisation » du français. On sent bien dans l’extrait 1 la difficulté pour H. B. à faire du français une composante langagière absolument « normale » de son pays, difficulté politique et identitaire. C’est pourquoi intervient en premier la « mise à distance » identitaire du français, comme une sorte de préalable consensuel : La langue française est … une partie de vous-mêmes vs. À nous il semblerait qu’elle soit venue du colonisateur. Ce cadrage étant effectué, on tend ensuite à souligner que la présence et l’intérêt pour le français ne seraient pas à mettre exclusivement sur le compte de la colonisation française, tout en retenant un peu plus loin le mot très explicite, et particulièrement bien ou mal choisi, de « greffe » (extrait 2). Car une greffe amène un corps végétal étranger à se développer sur un « tronc » originel. Mais si l’on file la métaphore jusqu’au bout, une greffe pouvant réussir comme échouer, la quarantaine d’années qui nous sépare de ce discours laisse à penser que la greffe a réussi. Et le propre d’une greffe réussie c’est que le greffon et le porteur (tout en gardant des caractéristiques génétiques visibles différentes) finissent par être totalement solidaires, inséparables. Mais pour aller au devant de l’arabisme qui souffle très fort quand résonne ce discours francophone, H. B. résout la difficulté en se référant à un établissement qui tient à son histoire personnelle et à l’histoire d’une partie de l’élite tunisienne : le collège Sadiki10. Et par ce biais est précisément définie la niche écolinguistique du français. Celui-ci serait la langue des lumières, de l’ouverture et du modernisme, comme le dit à peu près H. B. Cela rejoint d’ailleurs un discours à peu près constant durant la décolonisation et la décennie suivante : les élites militantes doivent passer par la langue française pour libérer leurs peuples, se libérer elles-mêmes, s’ouvrir, s’enrichir intellectuellement, se démocratiser etc. On voit d’ailleurs immédiatement le lien avec la littérature. Mais comme ce type de discours s’inscrit immédiatement dans un cadre étroitement binaire (voir ci-après), ce qu’on dit est signifiant de ce que l’on ne dit pas et de ce que l’on pourra dire ensuite. En un mot, si le français est langue d’ouverture et de modernité, comment faire pour que l’arabe ne devienne pas, de facto, le strict opposé : langue du repli, de la fermeture et de l’archaïsme ? Autant dire que cette typologie négative pèsera longtemps, et pèse encore dans nombre de débats. Terminons avec l’extrait 3. La mise à distance s’y poursuit (« je n’aime pas beaucoup le mot francophonie »), par laquelle on distingue la langue « officielle » (= Afrique sub-saharienne) de la langue « de travail » (= Afrique du Nord). La mention d’une « sorte de Commonwealth » est également très révélatrice d’une volonté d’éviter toute confusion avec un système néo-colonial de la France par le biais de la langue, une sorte de déplacement pragmatique vers l’économique et le 2 politique (voir « ouverture » et « modernité »), un système souple dans lequel le passé colonial de la France passerait au second plan11. Mais le plus important uploads/Geographie/ le-maghreb.pdf

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