Antiquités africaines t. 14, 1979. p. 43-53 LES NUMIDES ET LA CIVILISATION PUNI

Antiquités africaines t. 14, 1979. p. 43-53 LES NUMIDES ET LA CIVILISATION PUNIQUE par Gabriel CAMPS S'il est une expression ambiguë c'est bien celle de Civilisation punique. Pour la plupart des historiens elle est la civilisation des Phéniciens d'Afrique, c'est-à-dire la civilisation de Carthage et des villes alliées ou sujettes, donc simplement une civilisation coloniale. Mais les spécialistes des origines berbères et les proto historiens attachés aux problèmes proprement africains peuvent avoir une opinion quelque peu différente. Voilà plus de vingt-cinq ans queje dénonce ce travers, par ailleurs fort compréhensible, qui ne fait voir dans la continuité africaine qu'une succession d'influences historiques étrangères, phénicienne, romaine, vandale, byzantine. Il fut facile à la jeune école historique maghrébine de dénoncer cette histoire entachée de colo nialisme, mais nous la voyons sombrer dans le même travers lorsque, par souci d'unité nationale ou cultur elle, elle oublie elle aussi les données fondamentales du peuplement nord-africain pour ne retenir que l'apport prestigieux de l'Islam confondu avec l'arabisme. En bref, à toutes les époques, les Berbères sont les oubliés de l'Histoire. On condamne leurs ancêtres à un rôle entièrement passif lorsqu'on les imagine, dès le début de l'His toire, recevant de l'Orient une civilisation toute formée qu'ils acceptèrent avec un plus ou moins grand enthousiasme. Une poignée de navigateurs orientaux, véritables démiurges, auraient apporté à une masse inorganique et sauvage dépourvue de la moindre culture tous les éléments d'une véritable civilisation longuement mûrie sur la côte phénicienne. J'ai déjà montré qu'à l'arrivée de ces premiers navigateurs phéniciens, les Libyens n'étaient pas de pauvres hères, des sortes d'Aborigènes encore enfoncés dans la primitivité préhistorique. Depuis des siècles, des échanges avec les péninsules européennes et les îles, comme avec les régions orientales de l'Afrique, avaient introduit les principes d'une civilisation méditerranéenne qui, pour l'essentiel de sa culture matérielle s'est maintenue dans les massifs montagneux littoraux du Rif jusqu'aux Mogods 1. Quoi qu'en aient dit Polybe et les historiens qui le copièrent 2, les Numides n'atten dirent pas le règne de Massinissa pour mettre en culture leurs plaines fertiles. Les immenses nécropoles mégalithiques groupent par milliers des tombes de paysans sédentaires qui y déposèrent leur poterie (fig. 1 à 3) dont la technique, les formes et les décors demeurent étrangement identiques chez leurs descen- 1 Gsell S., Histoire ancienne de Γ Afrique du Nord, t. 5, 1927 et 6, 1928. — Camps G., Aux origines de la Berbérie. Monuments et rites funéraires protohistoriques. Paris, 1961. — Id., Massinissa ou les débuts de V Histoire. Alger, 1961. 2 Polybe, XXXVI, 16. Strabon, XVII, 3, 15. Valère-Maxime, VIII, 3. Appien 106. Ces textes sont cités par Gsell (S.), Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, t. 5, p. 187 et Camps (G.), Massinissa, p. 8-9. 44 G. CAMPS dants actuels 1. Ces nécropoles, antérieures à Massinissa, présentent le plus grand démenti aux exagéra tions de Polybe trop fervent admirateur du grand roi massyle. Les Numides ont, en outre, été victimes d'un calembour, forme d'explication philologique très prisée des Anciens : alors que leur nom est certainement d'origine africaine comme le prouvent la persistance à l'époque romaine de tribus portant encore ce nom 2 et l'existence, dans la Mauritanie actuelle, de la population des Nemadi, les auteurs grecs confondirent l'ethnique africain et leur adjectif υομαδες. De cette fausse étymologie naquit l'affirmation légendaire qui devient un véritable cliché littéraire, que les Numides n'étaient que des Nomades, populations errantes sans agriculture, ni villes, ni lois. Cette opinion est si profondément ancrée chez les auteurs anciens qu'ils ne sont point sensibles aux contradictions qu'apportent d'autres récits et nos historiens modernes, confortés dans la même croyance, n'hésitent pas à rejeter comme anecdote ou historiette sans valeur les récits qui pourraient aller à l'encontre de cette vérité établie. Les origines de Carthage montrent cependant que la ville avait dû faire face non pas à une hostilité déclarée mais du moins à des exigences émanant d'une autorité constituée et non point de groupuscules nomades qu'une simple démonstration de force aurait suffi à disperser. En fait, une redevance fut payée régulièrement pour le loyer du sol couvert par la légendaire peau de bœuf (explication fantaisiste du nom de Byrsa). Bien mieux, lorsque Elissa-Didon se sacrifia sur le bûcher, ce fut pour échapper aux exigences de Hiarbas, roi des Maxitani 3. Eusthate dit de ce personnage qu'il était roi des Mazices. On sait que ce nom, qui fut porté par de nombreuses peuplades de l'Afrique antique 4, est la transcription du berbère Amaziy-Imaziy 'en par lequel ce peuple se désigne lui-même. On pensait que les Maxitani cités par Justin portaient le même nom corrompu par une langue inhabile, mais récemment J. Desanges 5 a proposé une autre explication qui me paraît très intéressante et riche de conséquences : les Maxitani seraient les habitants d'un territoire effectivement proche de Carthage dont le nom subsista dans celui du Pagus Muxi lui-même héritier d'une circonscription territoriale cartha ginoise. Ainsi le récit légendaire s'accroche singulièrement aux réalités politiques. Dès les origines mêmes de Carthage nous voyons donc face à face deux entités : la ville marchande orientale et une certaine souveraineté libyenne. Cette souveraineté libyenne se maintint effectivement pendant des siècles puisque jusqu'au milieu du Ve siècle, époque où elle se constitua un empire terrestre, Carthage continua à payer tribut pour le sol qu'elle occupait. De la rencontre de ces deux entités, orientale et africaine, est né le fait punique. Ce n'est pas la simple transplantation sur la terre africaine de ce qui était à Sidon et à Tyr. Si la tradition punique fut si vivace chez les anciens Africains c'est que précisément elle ne leur était pas étrangère mais constituée au milieu d'eux, au sein de cités où l'onomastique sémi tique n'arrive pas à cacher l'apport ethnique africain. 1 Sur la pérennité des techniques et des formes de la céramique modelée berbère voir Camps (G.), Recherches sur l'antiquité de la céramique modelée et peinte en Afrique du Nord. Libyca, Archéol.-Anthr. préhist., t. 3, 1955, p. 345-389. — Id., La céramique des sépultures berbères de Tiddis, Ibid., t. 4, 1956, p. 155-203. — Dumont (Α.), La poterie des Kroumirs et celle des dolmens. B. de la Soc. d'Anthropologie de Paris, t. IX, 4e série, 1898, p. 318-320. — Gobert (E.G.), Les poteries modelées du paysan tunisien. R. tunisienne, t. 48, 1940, p. 119-193. — Balfet (H.), Les poteries modelées d'Algérie dans les Collections du Musée du Bardo. Libyca, Anthr., Préhist., Ethn., t. 4, 1956, p. 289-346. — Von Grüner (D.), Die Berber- Keramik, am Beispiel der Orte Afir, Merkalla, Taher, Tiberguent und Roknia, Weisbaden, 1972. 2 Une tribu numide subsistait autour de Thubursicu Numidarum, une autre dans la région de Bordj Medjana (C.I.L., VIII, 8813, 8814, 8826). Une inscription de Zouarine (C.I.L., VIII, 16352) mentionne des Numides. Un évêché nommé Numida est cité dans la liste de ia conférence de 411, en Maurétanie césarienne. 3 Justin, XVIII, 6, 1. Sur les récits de la fondation de Carthage, voir Gsell (S.), 1921, Histoire ancienne de Γ Afrique du Nord, t. 1, 1921, p. 374-395 et Cintas (P.), Manuel d'Archéologie punique, t. 1, 1970. 4 Sur l'extension de cet ethnique dans l'Antiquité, cf la liste des citations données par Camps (G.), Massinissa, p. 27-28. 5 Desanges (J.), Rex Muxitanorum Hiarbas (Justin XVIII, 6, 1). Philologus, 111, 1967, p. 304-308. Fig. 1. — Vases peints de Tiddis. Dans les tombes numides (Bazinas) de Tiddis datées du IIIe siècle av. J.-C, on trouve une vaisselle semblable à celle des paysans kabyles d'aujourd'hui. Fig. 2. — Vases de Gastel. En pays gétule, certains Musulames étaient déjà sédentaires aux IIe et Ier siècles av. J.-C. ainsi que le confirme leur vaisselle funéraire. LES NUMIDES ET LA CIVILISATION PUNIQUE 47 II faut nous débarrasser de conception trop rigides liées à notre notion d'états, de frontières, de territoires, de royaumes. Ces entités que j'évoquais à l'instant n'étaient pas des personnes juridiques strictement définies. Il est certes, facile d'opposer Carthage et son empire, tels que nous les connaissons au IVe siècle, et les royaumes numide et maure ; mais lorsqu'on examine de plus près les données géogra phiques on devine une imbrication quasi inextricable de deux puissances. Lorsque, au IVe siècle le Pseudo-Scylax, après les avoir cités, dit que tous les comptoirs ou villes de Libye depuis la Grande Syrte jusqu'aux Colonnes d'Héraklès appartiennent aux Carthaginois, on pourrait douter de la puissance, voire de l'existence des royaumes numide et maure si, au même moment, elle n'était prouvée par la cons truction de monuments de l'ampleur du Médracen. Si une hostilité réelle, durable, avait subsisté entre Carthage et les Africains comme le laisserait croire la liste des guerres ou révoltes que S. Gsell a collationnées chez les auteurs anciens, on ne comp rendrait pas comment de petites bourgades, mêmes entourées de remparts, auraient pu se maintenir en un long et fragile chapelet tout le long du littoral numide et maure. Quand on examine, à la suite de G. Vuillemot 1 les ruines du misérable comptoir de Mersa Madakh fondé avant le VIe siècle et ruiné uploads/Geographie/ les-numides-et-la-civilisation-punique 1 .pdf

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