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Table des Matières Page de Titre Table des Matières Page de Copyright Dédicace Chapitre 1 NOTES DE RÉFÉRENCE © Éditions Grasset & Fasquelle, 2009. 978-2-246-75429-9 PARIS Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. à Pierre Jullien, scrutateur des transformations silencieuses 10 août 2008 D’où vient que ce qui se produit inlassablement sous nos yeux, et qui est le plus effectif, est patent, certes, mais ne se voit pas ? Effectif, à coup sûr : tant un effet de réel s’y fait, au bout du compte, le plus brutalement sentir et nous revient en plein visage. Car il ne s’agit pas là d’une invisibilité intérieure, secrète, psychologique, celle qui serait des sentiments ; ni de l’invisibilité des idées, que la philosophie a décrétée d’emblée d’une autre essence que le sensible. Non, l’invisibilité dont je parle est propre au « phénomène » et fait son paradoxe : ce qui ne cesse de se produire et de se manifester le plus ouvertement devant nous – mais si continûment et de façon globale – pour autant ne se discerne pas. Discret par sa lenteur en même temps que trop étale pour qu’on le distingue. Il n’y a pas là éblouissement soudain qui aveuglerait le regard par son surgissement ; mais, au contraire, le plus banal : ce partout et tout le temps offert à la vue, de ce fait même, n’est jamais perçu – on n’en constate que le résultat. Grandir – nous ne voyons pas grandir : les arbres, les enfants. Seulement, un jour, quand on les revoit, on est surpris de ce que le tronc est devenu déjà si massif ou de ce que l’enfant désormais nous vient à l’épaule. Vieillir : nous ne nous voyons pas vieillir. Non seulement parce que nous vieillissons sans cesse et que ce vieillissement est trop progressif et continu pour saillir à la vue ; mais également parce que c’est tout en nous qui vieillit. Tout : non seulement les cheveux blanchissent, mais aussi les cernes se creusent, les traits s’empâtent, les formes s’alourdissent et le visage devient « de plâtre ». Et aussi : le teint vire, la peau se gerce, à la fois la chair s’affaisse et se rétracte, etc. – je passe. Il y a si longtemps que, avec ironie ou pitié, dans toutes les littératures du monde, on le décrit ; et aussi, si longue que soit l’énumération, elle ne s’approchera jamais de ce tout. « Tout », c’est-à-dire que rien n’échappe : le regard vieillit et le sourire et le timbre de la voix et le geste de la main – tout s’infléchit et notre « port », bien sûr, avec ses semelles de plomb, dit Proust, qui s’attachent aux pieds. Or, parce que c’est tout qui se modifie, que rien n’en est isolable, ce manifeste en devenir, et même étalé sous nos yeux, ne se voit pas. Peut-être a-t-on bien repéré, un matin, sur la tempe, quelques cheveux blancs avant-coureurs ; mais ils ne sont là, somme toute, qu’anecdotiques. Car ce ne sont pas des cheveux blancs qui font qu’on aura l’air vieux et qu’un jour des gens se lèvent pour vous céder la place dans l’autobus. Non, c’est l’« air », c’est-à-dire c’est tout, c’est partout… Ceux qui se fient à la chirurgie esthétique n’en savent-ils pas quelque chose ? En réparant le vieillissement ici, au coin des yeux, sur leur visage, ils le rendent plus criant, par contraste, dans leur dos voûté ou le timbre défraîchi de leur voix. Somme toute, ces quelques cheveux blancs de plus ne sont qu’un indice accidentel, un peu plus saillant, de la « transformation silencieuse » qu’on ne voit pas s’opérer. « Silencieux » est plus juste, en effet, qu’invisible, à cet égard, ou plutôt en dit plus. Car non seulement cette transformation en cours, on ne la perçoit pas, mais elle s’opère elle-même sans crier gare, sans alerter, « en silence » : sans se faire remarquer et comme indépendamment de nous ; sans vouloir nous déranger, dirait-on, alors même que c’est en nous qu’elle fait son chemin jusqu’à nous détruire. Puis on tombe, un jour, sur une photographie d’il y a vingt ans et le trouble dont on est saisi soudain est irrépressible. Le regard scrutateur s’engloutit dans la question : comment serait-ce moi ce visage ? Ce n’est pas « moi » – mais alors quel autre que moi ? Certes, je me reconnais peu à peu, en recomposant patiemment les traits, mais de façon seulement allusive et tellement étranger : sous ce regard perplexe, « moi » se défait. Ou encore, en croisant un camarade qu’on n’a pas revu depuis des années : « … il avait gardé bien des choses d’autrefois. Pourtant je ne pouvais comprendre que ce fût lui » (Proust, à la fin du Temps retrouvé 1). En l’évoquant à plaisir, comme en cette dernière matinée chez la princesse de Guermantes, la littérature prend sa revanche sur la philosophie, car elle fait apparaître ce que la philosophie (européenne) n’a pas pensé. Celle-ci a laissé de côté ce trou, béant, surgi soudain dans notre expérience. Je le sais, certes, en croisant ce camarade ou en regardant la photographie (que c’est lui, que c’est moi), mais en même temps je ne le crois pas. Non que je prétende en douter (le fameux « doute » qui fait entrer en philosophie), mais comment parvenir à y adhérer, à m’en persuader ? Quelle brèche s’est donc ouverte entre les deux, que la raison ne parvient pas à recoller ? Quelle épaisseur – ou l’épaisseur de quoi ? – fait donc ici résistance ? Avouons même que cette question qui surgit alors et nous maintient perplexe nous paraît soudain l’emporter sur toute autre question possible – avec elle on vient de commencer de tirer un fil, dans l’anodin, le quotidien, dont on pressent déjà qu’il risque de nous entraîner trop loin… – Mais cette question ne serait-elle pas au fond la seule importante ? Il est clair, en tout cas, qu’elle fore soudain à une tout autre profondeur, ou radicalité, que les autres : ouvrant à l’improviste, comme par mégarde, sur un plus vrai que tout autre vrai. Question la plus à vif, la plus à ras, la moins bavarde. Il y a bien là « révélation », comme on dit, surgie dans cette échancrure, mais qui n’a plus rien à voir, cette fois, avec une sollicitation mystique, tant ce patent qui se lève alors devant nous est bien le seul irrécusable et même sur le point de tout emporter dans son vertige. « J’ai vieilli » – mais un mot suffit-il à le dire ? Ou ce mot n’est-il pas plus « gros » que tous les autres mots ? Car jusqu’ici silencieuse, la transformation s’impose maintenant de la façon la plus criante, d’autant plus brutale, par son résultat, et cet effet de réel nous revient bien en plein visage. Voilà donc qui s’est opéré si sourdement en moi – au point qu’il n’y a plus « moi » – et qui a pourtant échappé à ma conscience ; et rejette soudain tellement loin de nous – comme tellement abstraits, secondaires – ces fameux problèmes de la connaissance dans lesquels s’est complu la philosophie. I. D’une autre perspective que le sujet – action / transformation En me retournant d’abord, par commodité, sur les termes rivaux entre lesquels s’est départagée la philosophie contemporaine, j’expliquerai ainsi plus posément ma surprise (devant la photographie d’il y a vingt ans) : elle serait d’un « sujet » qui se découvre soudain « procès » et se voit noyé – absorbé – en celui- ci. Je me croyais sujet : sujet d’initiative, concevant et voulant, actif ou passif mais gardant toujours le sentiment de son être et se possédant ; qui certes se sait pris dans tout un ensemble d’interactions qui l’enserrent, externes aussi bien qu’internes, mais ne s’en considère pas moins « cause de soi », selon l’expression chère à la métaphysique, causa sui. Or voici que cette perspective sous mes yeux soudain violemment bascule, elle chavire en cette autre : celle d’un cours ou d’un continuum dont la seule consistance tient à la corrélation de facteurs entre eux – entre eux et comme sans égard à « moi » – et d’où procède sans s’interrompre, de façon obvie mais imperceptible, cette évolution d’ensemble. « Je » suis ce (du) « vieillir ». Car le vieillissement n’est pas qu’une propriété ou qu’un attribut de mon être, ni même une altération graduelle portée à sa constance et sa stabilité ; mais bien un enchaînement conséquent, global et s’auto- déployant, dont « je » est le produit successif. Peut-être même n’en est-il que l’indicateur commode. Devant la photographie d’il y a vingt ans, c’est cette validité du « sujet » qui soudain défaille. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la notion en soit fausse, qu’il faille renoncer à son option d’autonomie et de Liberté, mais que sa uploads/Geographie/ les-transformations-silencieuse-francois-jullien.pdf
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- Publié le Dec 24, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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