1 La lettre et/ou l'esprit ? Soufisme et proto-salafisme dans l'espace mauritan

1 La lettre et/ou l'esprit ? Soufisme et proto-salafisme dans l'espace mauritanien (XIe-XXe s.) Introduction L'islam est au centre des débats et controverses ayant pour objet les statuts anciens et actuels des groupes et des individus qui composent la société mauritanienne. Il passait pour fournir le principal socle de légitimation d'une hiérarchie sociale "traditionnelle" marquée par un cloisonnement rigide entre groupes statutaires aux contours réputés plus ou moins (in)franchissables (ḥassān / "guerriers"; zwāyä / "marabouts"; aznāgä / "tributaires"; m‛allmīn / "artisans"; īggāwǝn / "griots"; ḥrāṭīn / "anciens esclaves"; a‛bīd / "esclaves"). Il a pu être mobilisé pour promouvoir une réforme ou modifier l'ordre (ou le désordre) établi à telle ou telle époque. L'invocation d'un "bon islam" contre un "islam dévoyé et instrumentalisé" s'offre encore de nos jours comme un levier idéologique de mobilisation pour retourner le stigmate d'une minoration ancienne — celle des dominés et exclus de toute catégorie (anciens esclaves, artisans…) — jugée aujourd'hui inique ou obsolète, et/ou pour arrimer à un islam "global", d'origine principalement moyen orientale, un islam local déruralisé. Cette opposition islam local / islam global pourra sembler recouvrir celle entre confrérisme et fondamentalisme, si l'on retient que l'islam, dans la région sahélo-saharienne dont il est ici question, était avant tout un islam soufi, porté par les ṭuruq, les "voies", soufies. Nous verrons que les choses sont en réalité un peu plus compliquées. Mon propos, dans les paragraphes qui suivent, vise essentiellement à souligner l'ancienneté, dans l'espace mauritanien, mais aussi ailleurs en terres d'islam, des débats dans lesquels s'enracine l'opposition entre soufisme — auquel est associé ‘l'islam populaire’ — et religion ‘épurée’, d'orientation rationalisante et/ou fondamentaliste, portée par des professionnels de la chose écrite (fuqahā', ‛ulamā'). Ce débat, dans la diversité des mobilisations et des prises de position qui le traversent, concourt, diraient les bourdieusiens, à l'émergence et à l'autonomisation d'un champ religieux islamique doté de ‘spécialistes’, de codes et de ‘droits d'entrée’ spécifiques. Je voudrais, d'autre part, faire apparaître les liens qui unissent ces débats avec des conjonctures historiques particulières et des groupes particuliers en lutte pour le maintien, la réaffirmation ou la suppression de privilèges ou de stigmates associés à des appartenances statutaires ou communautaires. Les luttes engagées par ou autour de ces groupes ont souvent revêtu des dimensions régionales, voire parfois internationales, notamment lorsqu'elles étaient portées par des groupes eux-mêmes diasporisés. Je procéderai d'abord à l'évocation des fondements doctrinaux des luttes de classement entre fuqahā' et mutaṣawwifūn. Dans le prolongement de ces considérations, je m'arrêterai sur l'exemple d'un ensemble tribal dont le statut, les ‘compétences’ et la dispersion illustrent la complexité des rapports entre soufisme et salafisme en contexte "global", les Täžäkānǝt. I. Montrez ce saint … On connait l'opinion d'Ibn Ḫaldūn selon laquelle les "nomades ne peuvent bâtir un pouvoir souverain que sous une forme religieuse, prophétie, sainteté ou empreinte majeure de la 2 religion en général"1. Ce constat, tiré par l'historien maghrébin de la prégnance des solidarités compétitives (‛aṣabiyyāt, sg. ‛aṣabiyya ) des groupes tribaux (qabā'il, sg. qabīla), se vérifie assez largement dans l'espace ouest saharien, principalement peuplé de pasteurs depuis la nuit des temps. Les seules tentatives significatives de centralisation politique dans cet espace se sont en effet construites autour de prédicateurs ‘inspirés’ militant pour l'application de la šarī‛a islamique telle qu'ils l'entendaient. L'islam a commencé à toucher la région qui nous intéresse vraisemblablement à partir de la fin du VIIIe siècle2, même si certains groupes locaux de quelque influence3 font remonter leur généalogie à ‛Uqba Ibn Nāfi‛ (m. 683), le conquérant arabe du Maghreb et fondateur, aux alentours de 670, de Kairouan. Parvenu, selon toute probabilité, au Sahara occidental et dans ses confins méridionaux dans le sillage des échanges commerciaux et par le biais de quelques prosélytes isolés, ce premier islam ouest saharien et sahélien pourrait avoir été marqué d'influences ‘hétérodoxes’ (ḫārižite, ši‛ite…), celles-là même qui ont accompagné l'expansion du commerce transsaharien dont certains des relais septentrionaux les plus importants (Sijilmasa, Tahert, Wargla…) et les plus anciens étaient tenus, aux premiers siècles de l'islamisation de la région nord africaine, par des formations politiques issues du ḫārižisme (ibādite et ṣufrite). C'est seulement avec les Almoravides, durant la seconde moitié du XIe siècle, que l'islam sunnite mālikite a commencé à asseoir avec quelque fermeté son hégémonie à travers l'ouest saharien et ses confins méridionaux. Nous disposons de ressources documentaires suffisantes pour avoir une idée relativement précise du cheminement, au Maghreb, de l'hégémonie, du mālikisme et de la ‘base philosophique’ que lui a fournie l'aš‛arisme4. Cependant, un vide documentaire quasi total enveloppe de son mystère les opinions et pratiques religieuses des populations qui nous intéressent entre la fin du XIe siècle et la seconde moitié du XVIe siècle. Dans l'ensemble de la région saharienne située à l'ouest de Tīmbuktu, si quelques noms de ‘maîtres’ sont mentionnés dans les ‘généalogies pédagogiques’ de savants locaux, l'histoire ne nous a conservé aucune œuvre écrite d'envergure due à un lettré régional avant celle de l'illustre Aḥmad Bāba (m. 1036/1627) b. al-Ḥāžž Aḥmad b. ‛Umar b. Muḥammad Aqīt al- 1 "al-‛Arab lā yaḥṣul lahum al-mulk illā bi-ṣibǵa dīniyya min nubuwwa aw walāya aw aṯar ‛aḍīm min al-dīn ‛alā al-žumla", Ibn Ḫaldûn, Kitāb al-‛ibar, 2006, I, p. 263. 2 C'est en tout cas à partir de cette époque que les sources arabes, notamment al-Fazârî (vers 788-793), commencent à fournir les premières mentions de "l'Etat de Ġânâ, pays de l'or". J. Cuoq, Recueil de sources arabes … 1975, p. 42 3 C'est notamment le cas de la grande qabîla des Kunta, présente des confins marocains et algériens à la Casamance sénégalaise en passant par la Mauritanie et le Mali. Cf. al-Risāla al-ġallāwiyya de al-Šayḫ Sîdi Muḥammad (m. 1826), manuscrit, dont j'ai présenté les passages essentiels ainsi qu'un aperçu des autres sources manuscrites dans A. W. Ould Cheikh, "La généalogie et les capitaux flottants…", 2001, pp. 137-162 et dans "A man of letters in Timbuktu…", 2008, pp. 231-248. Harry T. Norris a souligné le télescopage, retravaillé par le mythe, de diverses figures de ‛Uqba dans Saharan Myth and Saga, 1972, notamment pp. 149-151 4 Je renvoie ici à l'ouvrage collectif Abū ‛Imrān al-Fāsī (m. 430), ḥāfiẓ al-maḏhab al-mālikī, 2010, qui retrace la carrière et le rôle d'Abū ‛Imrān al-Fāsī (m. 430/1038-39), le maître des maîtres des premiers dirigeants religieux du mouvement almoravide. Pour l'aš‛arisme au Maghreb, auquel se rattachent aussi les grands inspirateurs du soufisme dans la région ouest saharienne, notamment al-Ġazālī (m. 505/1111), on peut consulter l'ouvrage collectif Žuhūd al-maǵāriba fī ẖidmat al- maḏhab al-aš‛arī, 2012. La profession de foi d'al-Murādī al-Ḥaḍramī (m. 489/1096), la seconde grande figure religieuse de l'aile saharienne du mouvement almoravide en sa phase initiale, illustre également l'orientation mālikite/aš‛arite des murābiṭūn : voir al-Murādī, ‛Aqīdat Abī Bakr al-Murādī, 2012 et Ould Cheikh, "The Almoravids and Aš‛arism…", 2018, pp. 156-177 3 Ṣanhāžī5 de Tīmbuktu et de deux de ses contemporains wadāniens : Muḥammad b. Abī Bakr al-Wadānī (XVIe s.) et Aḥmad Ayd al-Qāsim al-Ḥājī al-Wadānī (XVIe s.)6. L'émergence d'œuvres écrites par des fuqahā' et/ou des mutaṣawwifūn de l'aire qui nous intéresse à partir du XVIIe siècle donne à penser que l'implantation de l'islam à une vaste échelle, son incorporation aux croyances et pratiques quotidiennes de larges secteurs des populations saharo-sahéliennes occidentales, se sont surtout affirmées avec les mouvements confrériques, les ṭuruq (sg. ṭarīqa), dont l'expansion régionale, d'abord lente et circonscrite à des cercles restreints, puis de plus en plus étendue, allait constituer un autre marqueur fondamental de l'islam du nord ouest africain, au côté du mālikisme et de l'aš‛arisme. La combinaison soufisme/aš‛arisme à l'ombre du mālikisme trouve ses origines lointaines et ses topoï discursifs dans une littérature qui, pour la région nord et ouest africaine, remonte aux premières générations de continuateurs d'Abu-l-Ḥasan al-Aš‛arī (m. 330/941-42), le fondateur de l'école aš‛arite, en particulier à ‛Abd al-Malik al-Žuwaynī (478/1085), plus connu sous le nom d'Imām al-Ḥaramayn7, et à son illustre disciple Abū Ḥāmid al-Ġazālī (m. 505/1111). Ancien compagnon de route du mu‛tazilisme, école dont on connait la tentative avortée d'injecter une certaine dose de rationalité dans la théologie musulmane autour notamment de la syllogistique aristotélicienne, al-Aš‛arī, adoptant finalement un profil rationaliste assez bas, est à l'origine d'une pensée du compromis entre des démarches déductives et l'acquiescement sans réserves au corps de croyances transmis par la ‘tradition’ (sunna)8. L'opposition/conjonction de la ‘raison’ et de la ‘transmission’, du ‛aql et du naql, qui se dessine ici et où pourront prendre place aussi bien des enchaînements logiques rapportés à des ‘causes’ (‛ilal, sg. ‛illa) que les phénomènes surnaturels les plus invraisemblables, est à la base des ‘débats’ qui agitent le champ religieux régional depuis l'apparition d'une documentation permettant de s'en faire une idée. 1. - 1. Le walī et le faqīh Les mouvements confrériques, qui furent les principaux vecteurs d'un islam ‘de proximité’ parmi les populations saharo-sahéliennes occidentales, et qui ont été le lieu et l'objet des 5 Sur Aḥmad Bāba et son influence régionale voir notamment al-Burtulī, Fatḥ al-šakūr, 2010, pp. 60-74; Elias Saad, Social History of Timuktu, 1983; Rainer Osswald, (Die Handelsstädte…, 1986, p. 480) a dressé un tableau uploads/Geographie/ lesprit-et-ou-la-lettre-soufisme-et-prot.pdf

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