. ILS SONT GNIAUX, CES QUEBECOIS! Leurs inventions dépassent les frontières et

. ILS SONT GNIAUX, CES QUEBECOIS! Leurs inventions dépassent les frontières et s'imposent dans les grands dictionnaires. Rencontre avec les créatures étonnantes que sont les terminologues de l'Office québécois de la langue française. par Noémi Mercier • photos de Louise Bilodeau Y olande Perron n'a pas le profil type d'une mania­ que de bidules technos. Elle dégage un je-ne-sais-quoi de distingué, avec ses lunettes rondes, ses cheveux de jais lissés à la perfection, sa voix suave digne d'une présentatrice de nouvelles. Et pourtant, chaque fois qu'on cause <<pourrie!», «mot-clic>>, « baladodiffusion » ou« hameçonnage »,on parle son langage. Littéralement. Car ces mots, elle les a tous inventés. Son métier: terminologue à l'Office québécois de la langue française (OQLF). À elle seule, elle a proposé au moins une cen­ taine de nouveaux mots en 17 ans dans les domaines des techno­ logies de l'information (TI) et des jeux vidéo. «Je peux avoir une idée dans mon lit ou dans le bain, raconte-t-elle. "Clavardage" m'est apparu comme une révé­ lation avant de m'endormir, à l'automne de 1997. À l'époque, ça nous semblait osé!» Plus main­ tenant: bon nombre de ses créa­ tions sont depuis passées dans l'usage, de Gatineau jusqu'à Bruxelles. Pendant que le débat linguis­ tique provoque des étincelles au Québec, une escouade de brico­ leurs de mots bataillent dans l'ombre contre le franglais, un anglicisme à la fois. Ils sont une 56 { AOÛT 2012 L'ACTUALITÉ vingtaine de linguistes et de tra­ ducteurs, scientifiques du verbe un peu poètes, à pratiquer l'art de la néologie à l'OQLF. Quand un terme anglais menace de s'infil­ trer dans le parler québécois pour désigner une nouvelle réa­ lité, ils s'empressent de trouver un équivalent dans la langue de Vigneault. Ce faisant, ils arment le français pour le 21e siècle. C'est dans une grande salle aux cloisonnettes tapissées de beige, dans un immeuble anonyme de la Basse-Ville de Québec, qu'ils guettent le paysage linguistique. En ce début de printemps, Chris­ tiane Loubier, terminologue bientôt retraitée, vient d'inter­ cepter un intrus, le outdooring, tendance qui consiste à transfor­ mer sa cour en salon chic. Il faut freiner l'invasion, et vite: l'Office a reçu des plaintes au sujet de l'affichage de ce terme dans des commerces. « Une entreprise a mis le mot en circulation à des fins de marketing, soupire-t-elle. C'est un faux anglicisme, au même titre que footing, fooding ou relooking. En anglais, le seul sens de outdooring qu'on trouve Emporte-restes: doggie bag dans les dictionnaires renvoie à une cérémonie de baptême dans une collectivité ghanéenne.» Christiane Loubier inscrira finalement «jardinisme » comme substitut, sans grand succès, puis «vivre dehors» dans Le grand dictionnaire terminologique, la voix de l'OQLF dans Internet. + Une brève histoire de la langue La profusion de mots technos issus de la langue de Steve Jobs a de quoi donner le tournis aux terminologues. Mais une telle explosion n'est pas inédite dans les annales du français, souligne Jean-Claude Boulanger, professeur de linguistique à l'Université Laval. «Toute révolution sociale appelle une révolution lexicale, précise ce spécialiste de l'histoire des dictionnaires. À la Renaissance, au 16• siècle, il y a eu plein d'emprunts à des langues étrangères, dont l'italien, qui nous a donné beaucoup de mots des finances, de l'alimentation et des arts.» Après un ralentissement au 17• siècle, ère où la néologie était vue comme une atteinte à la pureté de la langue, la création a repris de plus belle. «La naissance. de l'industrie moderne, à la fin du 18• siècle, a généré un fort besoin de mots. Les termes de la fabrication des objets et du chemin de fer, notamment. sont venus de l'anglais, poursuit le linguiste. Dans les années 1970, avec les progrès de la miniaturisation, c'était la vague des mini: "mini-ceci", "mini-cela", vous en aviez à la tonne. Ça devenait énervant!» ------------7 Paperolle Danielle Turcotte et sa petite brigade mènent une course contre la montre pour lancer la traduction d'un mot avant que l'anglicisme s'enracine. Hameçonnage Pourri el • Infonuagtque L'ACTUALITÉ AOÛT 2012 } 57 LANGUE ILS SONT GÉNIAUX, CES QUÉBÉCOIS! GAR E AUX CANULARS Le terme « ga minet» lui a attiré bien des moqueries. mais I'OQLF se défend d'avoir recommandé ce mot pour supplanter t-shirt. « C'est un linguiste français, chroniqueur au journal Le Monde, Jacques Cellard, qui l'a lancé à la blague dans les années 1970. précise Yolande Perron. Nous, on privilégie t-shirt! » Rien Au passage, elle sera devenue une experte improbable de la déco de jardin, elle qui, pour les besoins de la cause, s'est déjà improvisée spécialiste des tubes glacés (Mr. Freeze) et pro du créacollage (scrapbooking). Car les fabricants de mots ne se contentent pas de traduire à la lettre la dénomination d'ori­ gine. Ils commencent par étudier le concept sous toutes ses cou­ tures. Quand Xavier Darras s'est attaqué au lexique sportif en prévision des Jeux olympiques de Vancouver, il a dû éplucher une tonne de documentation pour comprendre le charabia des initiés. Les termes anglais ne lui étaient souvent d'aucun secours. plin en W. Un petit bijou de simplicité. Il faut l'entendre, ce trente­ naire à cravate pour moitié d'ori­ gine française, décrire les sports d'hiver avec l'aplomb d'un ana­ lyste, lui qui n'a dévalé les pentes qu'une ou deux fois dans sa vie et qui se qualifie de patineur pitoyable. «On finit par s'y inté­ resser. Je me suis étonné à regar­ der des parties de curling et à reconnaître les stratégies>> , dit-il, déclenchant les fous rires de ses collègues. Pas facile d'accoucher d'un mot qui soit à la fois limpide, accro­ cheur et agréable en bouche. La démarche est parfois aussi tor­ tueuse que celle d'un artiste en proie aux affres de la création. «Quand on travaille sur un néo- C'est souvent un mot existant de la langue de Ducharme qui est appelé en renfort: un terme spécialisé dont on détourne le sens, un archaïsme recyclé dans un nouveau contexte. La barbo­ tine (shzsh), on l'a puisée dans le domaine de la céramique: il s'agit à l'origine d'une pâte à poterie délayée dans de l'eau. La pape­ rolle (qui/ling), une technique de créacollage, Christiane Loubier l'a déterrée du Moyen Âge: cet art d'enrouler de fins rubans à faire: on trouve encore cette pseudo­ traduction sur certains emballages. Qu'est-ce que ça mange en hiver, un Wu-Tang kicker? Ce type d'obstacle de skicross (variante sur neige du motocross) a été baptisé par l'inventeur en l'hon­ neur ... de son groupe de rap pré­ féré. «Il n'y a aucun lien avec l'objet lui-même! dit le linguiste. Je devais trouver quelque chose de plus parlant. J'ai consulté les règlements officiels, cherché des illustrations. Finalement, je me suis inspiré de la forme de l'obs­ tacle.» Sous sa plume, le Wu­ Tang kicker est devenu le trem- Salle-penderie: walk-in La France, c'est la France logisme, ça nous hante>> , raconte Jocelyne Bougie, auteure de« lit­ tératu¡e aigre-douce>> (chick lit) et de «service loge-trotteurs>> ( couchsurfing). «On peut y mettre plusieurs jours. Des fois, on le laisse dormir et on y revient deux semaines plus tard. On fait un remue-méninges avec les collè­ gues, on en parle à nos voisins. Ça finit par débloquer.>> Les Français ont mis longtemps à se rendre. En 2003, la Commission générale de terminologie et de néologie, en France, a finalement donné sa bénédiction à « courriel », six ans après son adoption au Québec. Il était temps! L'organisation· avait auparavant recommandé « mél >> comme traduction d'e-mail- «une horreur», selon Jean-Claude Boulanger. professeur de linguistique à l'Université Laval. En revanche. la Commission ne s'est jamais ralliée à « clavardage » (chat); malgré la popularité du mot partout dans la francophonie. Elle a plutôt préconisé «causette>> , terme demeuré obscur. puis «dialogue en ligne». Pour remplacer spam, c'est « arrosage>> qui a été choisi au lieu du québécisme « pourri el>> . Dans les années 1980, l'organisme français avait aussi levé le nez sur le bon vieux «dépanneur», lui préférant... « bazarette ». La linguiste Marie-Éva de Villers met cette résistance sur le compte d'un certain snobisme. «C'est comme s'il ne fallait jamais prendre le terme du Québec. Parce que la France, c'est la France, et ce ne sont pas les Québécois qui vont enseigner aux Français comment parler, ironise­ t-elle. En fait. leurs travaux ne se comparent en rien à ce qui se fait au Québec. Ils ne font pas du tout un travail suivi. Ils proposent des trucs complètement farfelus . et personne ne retient ces suggestions.>> 58 { AOÛT 2012 L'ACTUALITÉ de papier était jadis employé dans les églises pauvres pour imiter le filigrane. Le coucounage (cocooning) s'inspire du proven­ çal« coucoun>> , qui signifie coque. Baladodiffusion (podcasting) est calqué sur le modèle de radio­ diffusion. «C'est toujours avec les matériaux de la langue qu'on travaille, précise-t-elle. On cher­ che à exploiter le potentiel de créativité du français.>> Bruno Guglielminetti, spécia­ liste des plateformes numériques au cabinet de relations publiques National, a été l'un des plus prompts à adopter les mots de ]'OQLF à l'époque uploads/Geographie/ mercier-n-2012-ils-sont-geniaux-ces-quebecois.pdf

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