233 LES ‘GRANDS-BLANCS’ DE LA GUADELOUPE : HISTOIRE DES LANGUES, SOCIOLINGUISTI
233 LES ‘GRANDS-BLANCS’ DE LA GUADELOUPE : HISTOIRE DES LANGUES, SOCIOLINGUISTIQUE ET PHONOLOGIE 1. Introduction1 Avant de renvoyer aux langues, le terme créole a d’abord désigné des personnes : il ne s’agissait toutefois pas des locuteurs prototypiques du créole, comme on pourrait peut-être le penser – donc les esclaves noirs – mais des colons blancs nés dans les colonies2. Le langage de ces Créoles blancs ou Blancs créoles3, comme on les appelle aujourd’hui pour éviter des confusions, attire l’intérêt des linguistes depuis longtemps, car ils espèrent y trouver des indices pour la genèse des créoles : ces variétés montrent en effet jusqu’où peut aller le changement interne du français parlé, loin de la pression normative (de l’écrit) – mais sans le contact extrême avec les langues africaines sur les plantations, qui est considéré comme le facteur central de la créolisation4. C’est dans cette perspective que peuvent être analysés les idiomes des poor whites de la Louisiane (cf. Neumann 1983, Klingler 1998), des Petits Blancs de Saint- Barthélémy (cf. p. ex. Lefebvre 1976, Maher 1990, Calvet / Chaudenson 1998), des Saintois de Terre-de-Haut des Saintes, tout près de la Guadeloupe (cf. l’ALPA 2009 et Pustka / Glose en préparation), ainsi que ceux des Petits Blancs des Hauts de la Réunion (cf. l’ALR 1984 et Gueunier 1982)5. Ces données sont complétées par une comparaison des créoles avec les variétés de français parlé du XVIIe et XVIIIe siècle en France (cf. notamment Thurot 1883 pour la phonologie ; cf. section 4), en particulier avec les variétés des colons (cf. p. ex. Gulyás 2004 sur les journaux de bord), ainsi qu’avec les variétés nord-americaines du français (cf. Vintila-Radulescu 1970, Chaudenson 1973, Poirier 1979, Bollée 1987, Brasseur 1997, Thibault 2008 et 2009) – même s’il ne faut jamais perdre de vue les différences entre les colonies (cf. section 2.1). À côté, il existe une deuxième catégorie de Blancs créoles qui, pour sa part, semble être tombée dans l’oubli : les descendants des anciens maîtres des plantations, qu’on les appelle Békés en Martinique, Grands-Blancs en Guadeloupe, à l’île Maurice6 et aux Seychelles ou Gros-Blancs à la Réunion (cf. Lara [1921] 1999 : 38 ; Leiris 1955 : 19 ; Desse 1997 : 593, 611 ; DECOI, s.v. blanc, et section 2.3). On devrait théoriquement trouver de telles communautés dans toutes les aires créolophones – mis à part Haïti 1 Je tiens à remercier le DAAD et la fondation Thyssen pour le financement de mes voyages de recherche en Guadeloupe en 2004 et 2007 lors desquels j’ai pu établir le corpus analysé, ainsi que le programme ERASMUS pour une bourse de moblité d’enseignants qui m’a permis de présenter mes recherches en 2014 à l’université des Antilles-Guyane en Martinique. Un grand merci à André Thibault pour la lecture très attentive de cet article. 2 Fr. créole < esp. criollo, derivé de criar ‘élever’ (cf. p. ex. Chaudenson 1995 : 3, Hazaël-Massieux 1977 : 261 sqq., Toumson 1996 : 110 sqq. ; TLFi, s.v. créole). 3 Le terme correspondant Noi créole, apparu entretemps pour marquer l’opposition au Blanc créole, est aujourd’hui tombé en désuétude (cf. Hazaël-Massieux 1977 : 263). 4 Dans ce contexte, il faudrait mentionner la théorie de la semi-créolisation établie par Holm 2001, entre autres pour la Réunion et le Brésil. 5 D’autres communautés de Petits Blancs (pauvres et peu instruits) qui mériteraient d’être pris en compte par la linguistique sont notamment les Blancs-Matignon (cf. Bonniol 1992 : 122 sqq., Michaux-Vignes 1995) et les Désiradiens (cf. Bariteau 1972, Bonniol 1992 : 159 sqq., Bonniol 1981) de la Guadeloupe. 6 À l’île Maurice, l’ancien ministre des Affaires étrangères Jean Claude de L’Estrac prend la défense de ce groupe dans une bande dessinée parue récemment (2009), L’île Maurice racontée à mes petits-enfants. 234 depuis l’indépendance en 1804 (cf. Hazaël-Massieux 2008 : 396). Mais en Guyane aussi, les Blancs créoles auraient « pratiquement disparu », selon Mam Lam Fouk (2000 : 146). Aux Antilles se présente une situation tout à fait différente : ici, ces communautés ont produit des personnages historiques éminents comme Joséphine de Beauharnais (1763-1814), première épouse de Napoléon (Martiniquaise), ou Saint-John Perse alias Marie-René-Auguste-Alexis Léger (1887-1975), prix Nobel de littérature (Guadeloupéen). Aujourd’hui, leur part de la population peut être estimée à 1 ou 2% pour la Guadeloupe (3% pour les Blancs créoles en général sans distinction entre Grands-Blancs et Petits-Blancs), à côté de 86% de Noirs, 9% d’Indiens et 2% de Métropolitains (cf. Frémy / Frémy 2005 : 2009) ; un recensement dans les années 1960 pour la Martinique en arrivait à 1% (cf. Kováts-Beaudoux ([1969] 2002 : 9, 62 sqq.). Alors que les Grands-Blancs sont connus comme étant les auteurs des premiers témoignages du créole dont nous disposons, car pendant longtemps eux seuls avaient accès à l’apprentissage de l’écriture (cf. Hazaël-Massieux 2008 : 17), leurs propres variétés n’ont jamais été objet d’une analyse linguistique. Ce silence s’explique entre autres par un tabou très général, tout à fait indépendant des sociétés (néo-)coloniales, le tabou envers les hautes couches de la société, tel qu’il est bien connu de la sociologie européenne : Les travaux sur la haute société sont rares, laissant dans l’ombre privilèges et privilégiés, et ce pour des raisons plutôt mauvaises que bonnes : la rareté des financements susceptibles de permettre de tels travaux, mais aussi la difficulté inhérente au fait de mener des investigations auprès d’agents qui occupent des positions dominantes, qui disposent de pouvoirs étendus et remettent ainsi le chercheur à sa place, dominée. (Pinçon / Pinçon-Charlot 2000 : 4 sqq.) Ce biais concerne la (socio-)linguistique autant que la sociologie (cf. p. ex. Lyche / Østby 2009 par rapport au manque d’études sur la prononciation de la haute bourgeoisie parisienne). Depuis la grève générale en 2009 aux Antilles, on observe néanmoins un intérêt croissant de la part du grand public français au moins en ce qui concerne l’« aristocratie blanche » (Levillain 2002 : vii) qui semble toujours ‘régner’ sur la Martinique – et pas seulement sur elle. Un reportage télévision, « Les derniers maîtres de la Martinique » de Romain Bolzinger, diffusé le 6 février 2009 sur Canal+, a fait scandale dans ce contexte et déclenché toute une série de dossiers de presse (cf. section 2.2). Ainsi n’est- ce certainement pas un hasard si le dernier polar de Raphaël Confiant, Bal masqué à Békéland (2013), pénètre justement dans ce milieu, déjà porté à la connaissance du public par La grande Békée (1989) de la part d’une romancière issue elle-même de ce milieu, Marie-Reine de Jaham (cf. aussi le film TV de 1997). Néanmoins, au niveau scientifique, la seule référence reste jusqu’à maintenant la thèse pionnière de l’anthropologue Kováts-Beaudoux 1969 (publiée trente-trois ans après sa soutenance, en 2002), sur les Békés de la Martinique. Pour la Guadeloupe, une étude comparable n’existe pas1. Le présent article constitue donc une première approche de cette communauté inexploitée, du point de vue identitaire autant que linguistique. Il se base sur une pré-enquête constituée de huit entretiens qualitatifs, effectués en 2004 et 2007. Les locuteurs interviewés sont cinq femmes et trois hommes de trois générations, recrutés selon le principe de la boule de neige, dans deux réseaux familiaux et amicaux autour des locutrices F3a et F8 (cf. figure 1), que j’avais rencontrées lors d’autres recherches sur place. Dans le souci de garantir l’anonymat des enquêtés (qui se sont exprimés très ouvertement sur des sujets tabous, comme le racisme et l’endogamie ; cf. 1 Pour d’autres communautés blanches dans la Caraïbe, cf. Johnson/Watson 1998. 235 section 2.2 et 2.3) dans un groupe numériquement si restreint et souvent nommément connu, je ne donne pas ici d’informations trop détaillées sur leur lieu d’habitation, leur âge et leur métier. Reste à préciser que le français est la première langue de tous les locuteurs (cf. section 3.1), ce qui est rare parmi les Noirs du même âge (cf. Pustka 2007a, b). Les rencontres se sont faites chez les enquêtés, ce qui m’a permis d’avoir aussi une impression de leurs lieux et modes de vie : d’anciennes habitations au milieu des champs de cannes ou de bananes (pas toujours de haut standing) jusqu’aux terrasses donnant sur la marina, avec des peintures d’ancêtres nobles aux murs, parfois entourés de domestiques servant le thé ou l’apéritif. Les entretiens, auxquels souvent d’autres membres de la famille ou des amis étaient présents, ont suivi un questionnaire semi- structuré sur l’histoire de la famille, le comportement social et l’utilisation du créole et du français. Avec entre 20 et 74 minutes pour chaque interview, le corpus total est d’une longueur de 5 heures et 52 minutes (cf. figure 1). Code1 Décennie de naissance Sexe Milieu professionnel Arrivée de la famille Relations entre les informants Année de l’entretien Durée de l’entretien F3a 1930 F distillerie milieu du 19e amie de M3, F3b et F3c 2004 1h14 min M3 1930 M commerce en gros (non renseignée) ami de F3a, époux de M31 2007 35 min F3b 1930 F commerce en gros après la Révolution amie de F3a, épouse de M3 2007 20 min uploads/Geographie/ pustka2015-grandsblancs.pdf
Documents similaires










-
42
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 22, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3217MB