Bulletin d’analyse phénoménologique VI 2, 2010 (Actes 2), p. 204-218 ISSN 1782-
Bulletin d’analyse phénoménologique VI 2, 2010 (Actes 2), p. 204-218 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/bap.htm Merleau-Ponty et la critique des fondements philosophiques de la Nature cartésienne Par MARIANA LARISON Université de Paris I – Universitad de Buenos Aires Au début de la deuxième partie du cours consacré à la notion de Nature au Collège de France pendant l’année universitaire 1956-1957 (« La science moderne et l’idée de Nature »), Merleau-Ponty établit de manière synthétique mais très claire toute la portée que garde à ses yeux la discussion autour de la notion de Nature. D’après notre auteur, il y aurait trois moments décisifs dans la construction historico-philosophique de cette notion. D’abord, une première conception, issue de « l’héritage aristotélicien et stoï- cien »1, selon laquelle la Nature est une forme vers laquelle tendent téléo- logiquement les natures particulières. Ensuite survient un deuxième moment, « qui bouleverse l’idée de Nature »2, accompli par ceux que Merleau-Ponty appelle « les cartésiens »3. Cette vision générale culminerait avec Kant, après qui une troisième voie serait ouverte. Selon Merleau-Ponty, cette voie serait celle de Schelling, de Bergson et de Husserl4. Merleau-Ponty ne s’arrêtera point sur le premier grand moment de cette histoire, ni dans ce séminaire ni ailleurs. Il s’attachera, en revanche, très soigneusement à suivre l’évolution du concept de Nature tant dans la « tradition cartésienne » que dans le troisième moment qui lui est opposé. Le tournant des « cartésiens », dira Merleau-Ponty, est caractérisé par la radicalisation de la notion d’infini propre à la tradition judéo-chrétienne et 1 La Nature. Notes de cours du Collège de France, textes établis et annotés par Dominique Séglard à partir des notes d’étudiants, de notes personnelles et des résumés de cours de Merleau-Ponty, Paris, Éditions du Seuil, collection « Traces écrites », 1995. Désormais noté N. 2 N, p. 117. 3 Ibid. 4 Cf. N, p. 59-110. 204 par la conception qui s’ensuit d’un naturé extérieur tant à Dieu qu’à l’homme. Comme nous le verrons par la suite, cette idée de Nature rebondit dans une « conception objective de l’Être »1. Mais elle met également en relief un problème qui traverse l’histoire de la notion : la place inclassable de l’organisme vivant, et plus particulièrement du corps, dans l’étude de la Nature. En effet, soutient Merleau-Ponty, de Descartes au Kant de la Critique du jugement, la place des corps vivants sera toujours motif d’embarras. Elle constitue le « problème posé par les résidus de l’opération inaugurée par Descartes »2. Cette tension à l’intérieur du projet cartésien donne ainsi lieu à une double conception de la Nature, le problème de l’organisme venant question- ner le type de production spécifique dont il s’agit dans la Nature. La manière dont nous pensons la production naturelle, remarque Merleau-Ponty, suppose déjà un certain rapport à l’Être. Il y aurait, donc, chez Descartes, une double conception de la Nature, estime Merleau-Ponty, parce qu’il y aurait aussi deux manières différentes de considérer l’être lui-même. Cette dualité sera manifeste, pour notre auteur, dans la différence posée entre l’être de la Nature physique en général et l’être de l’existant en particulier. Dans le premier cas, la Nature est conçue comme une « exis- tence en soi, sans orientation, sans intérieur »3, « elle est la réalisation extérieure d’une rationalité qui est en Dieu »4. Dans le second cas, une seconde Nature qui échappe à l’entendement s’entrevoit dans l’union de l’âme et du corps et ne nous permet plus de parler d’une ontologie de l’objet mais d’une ontologie de l’existant. Nous essayerons ici de voir quel est le sens de la critique merleau- pontienne des cartésiens, et en quel sens elle peut constituer un éclairage utile du projet merleau-pontien. À cette fin, il nous faudra d’abord analyser le sens de la critique merleau-pontienne des cartésiens. Ce qui nous contraindra à déterminer, en tout premier lieu, la nature de cette tradition en tant que telle, ou, plus exactement, ce que des philosophes comme Descartes et Leibniz partagent de commun aux yeux de Merleau-Ponty. Ensuite, il s’agira de voir dans quelle mesure cette tradition s’inscrit dans un contexte plus vaste, celui de l’ontologie de l’objet. Enfin, nous tenterons de comprendre pourquoi cette tradition laisse néanmoins la place, aux yeux de Merleau-Ponty, à une deuxième conception de la Nature et de l’être, et nous tirerons les 1 N, p. 117. 2 N, p. 118. 3 N, p. 27. 4 Ibid. Bulletin d’analyse phénoménologique VI 2 (2010) http://popups.ulg.ac.be/bap.htm © 2010 ULg BAP 205 conclusions de ces critiques pour le dernier projet ontologique merleau- pontien. Le projet des cartésiens L’innovation cartésienne Ce qui distingue, aux yeux de Merleau-Ponty, la conception moderne de la Nature inaugurée par Descartes au XVIIe siècle de celle des anciens et des médiévaux, c’est l’incorporation et la radicalisation de l’idée d’infini judéo- chrétienne. L’élément neuf réside dans l’idée d’infini, due à la tradition judéo-chrétienne. À partir de ce moment, la Nature se dédouble en un naturant et un naturé. C’est alors en Dieu que se réfugie tout ce qui pouvait être intérieur à la Nature. Le sens se réfugie dans le naturant ; le naturé devient produit, pure extériorité. […] C’est Descartes qui va poser, le premier, la nouvelle idée de Nature, en tirant les conséquences de l’idée de Dieu1. La Nature comme conséquence de l’idée de Dieu peut se résumer, d’après Merleau-Ponty, dans l’idée d’une Nature-naturée conçue comme étendue, étendue divisible indéfiniment et tout homogène, composée de partes extra partes, sans limites. Elle est pure extériorité et pure existence actuelle. Or s’il apparaît évident que la notion cartésienne d’étendue peut se résumer parfaite- ment à l’aide des caractéristiques précédemment évoquées, ce l’est beaucoup moins dans le cas de Leibniz. Cependant, dans ses notes de travail, Merleau- Ponty considère à plusieurs reprises la pensée de Leibniz comme un cas particulier de celle des cartésiens. C’est ainsi qu’il peut affirmer, dans les notes préparatoires du plan de travail de son œuvre posthume Le Visible et l’invisible : « Je dois donc dans l’introduction montrer que l’être de la science est lui-même partie ou aspect de l’Infini objectivé […] De là le cha- pitre sur Descartes, Leibniz, l’ontologie occidentale […] »2 ; ou encore plus clairement : « J’éclaire mon projet philosophique par recours à Descartes et Leibniz »3. Mais qu’est-ce qui peut justifier cette généralisation de positions 1 N, p. 26. 2 Le Visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p. 230. Désormais noté VI. 3 Ibid. Bulletin d’analyse phénoménologique VI 2 (2010) http://popups.ulg.ac.be/bap.htm © 2010 ULg BAP 206 a priori aussi diverses que celles de Descartes et Leibniz, et leur réunion sous le qualificatif de « tradition cartésienne » ? Il convient, en effet, de bien faire la part des choses. Descartes, à la différence des anciens et des médiévaux, mais surtout de ses contemporains, propose une conception non atomiste de la matière. Il dissocie la notion de matière de celle de corporalité et l’identifie à celle de substance. Ce faisant, il propose comme élément physique ultime la matière, non pas au sens d’un corps, mais au sens d’une étendue mathématique. Parce que la matière est comprise dans un sens essentiellement mathématique, elle est étendue, con- tinue et homogène. Et parce que l’élément primaire de la physique est la matière, la Nature au sens physique est pensée à partir de ces caracté- ristiques. Contre Descartes, Leibniz soutient que l’étendue n’est pas une sub- stance. Il sépare la notion d’étendue de celle de substance, et le concept de substance de celui de matière physique. Il appellera « monade » la substance simple, celle où — selon le § 3 de la Monadologie — « il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni divisibilité possible »1. L’étendue — comprise comme ce qui n’a pas de limites —, le continu mathématique et l’infini renvoient, chez Leibniz, à Dieu. Comme l’affirme le § 42 de la Monadologie : « Il s’ensuit aussi que les créatures ont leurs perfections de l’influence de Dieu, mais qu’elles ont leurs imperfections de leur nature propre, incapable d’être sans bornes. Car c’est en cela qu’elles sont distinguées de Dieu ». Ces monades sont les éléments atomiques des choses, dont les corps sont composés. Or, étant donné que, par principe, tout être créé est sujet au changement et que les monades ne peuvent être modifiées de façon externe, il s’ensuit que « les changements naturels des Monades viennent d’un principe interne »2. Leibniz appelle « entéléchies » ces sub- stances simples ou monades créées, qui obéissent à une certaine perfection et autarcie et qui ont, en elles-mêmes, la source de leurs mouvements3. On retrouve donc, ici, l’âme absente du monde physique de Descartes, non pas dans la matière mais dans la substance. Leibniz confère ainsi à la substance le mouvement perdu, et au possible sa place dans la constitution du monde. Qu’est-ce que les conceptions de l’infini de Descartes et Leibniz partagent alors de commun, aux yeux de Merleau-Ponty, si le contenu de la notion de Nature diffère uploads/Geographie/ merleau-ponty-l-x27-ontologie-cartesienne-pdf.pdf
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- Publié le Jan 05, 2021
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