11 Des facteurs de changement Laurent Carroué Inspecteur général de l’Éducation
11 Des facteurs de changement Laurent Carroué Inspecteur général de l’Éducation nationale, directeur de recherche à l’Institut français de géopolitique (IFG) de l’université Paris-8, expert auprès du groupe Mondialisation du Centre d’analyse stratégique (CAS). Mondialisation et localisation des activités économiques : les nouveaux défis posés par l’entrée dans le xxie siècle S i jusque dans les années 1980 le processus de mondialisation était étudié sur un mode classique en lien avec l’internationalisation de l’économie mondiale (avantages comparatifs, division internationale du travail…), on a assisté dans les décennies 1980-1990 à l’hégémonie conceptuelle d’approches de plus en plus globalisantes survalorisant la seule échelle mondiale et déterritorialisant et dépolitisant les articulations entre territoires, écono- mies et sociétés. La profonde rupture introduite par la crise actuelle et l’émergence rapide de nouvelles configurations internationales obligent à repenser les articulations systémiques qu’entretiennent aujourd’hui mondialisation et localisation des activités économiques. Dans ce cadre, on doit à la fois réhabiliter la fonction stratégique du pilotage politique – entendu au sens large de polis, la vie de la cité – aux échelles nationales et continentales (cf. Union européenne), souligner l’importance des projets territoriaux dans les différentes trajectoires et mettre l’accent sur les phénomènes de structures de longue durée afin de dégager des axes d’action pour l’avenir. Cet article, après avoir présenté un cadre scientifique, épistémologique et conceptuel sur les démarches en débat, analyse les nouveaux équilibres mondiaux en émergence avant de dégager de grands enjeux d’avenir pour la France et l’Europe. Rétrospective et état actuel des connaissances : quatre pistes d’analyse Rapports temps/espace : le retour des territoires dans la mondialisation Le contexte intellectuel et géopolitique des années 1980-1990 se traduit par l’hégémonie conceptuelle d’une définition et d’une approche de la mondialisation à la fois globalisante, universelle, automatique et mécanique. Ces logiques reposent sur deux piliers : la prédo- minance idéologique des productions anglo-saxonnes ; le poids des approches économi- cistes déterritorialisant les réalités du monde et en niant la complexité via la mise en équa- tion et la modélisation du monde. Ainsi, dès 1983, l’économiste américain Théodore Lewitt publie dans la Harvard Business Review un article intitulé The Globalization of Markets, l’universalisation rêvée, sinon fantasmée, d’un modèle de consommation et de production nord-américain. L’économiste Kenichi Ohmae publie The Borderless World, Power and 12 Mondialisation et localisation des activités économiques : les nouveaux défis posés par l’entrée dans le xxie siècle laissés-pour-compte par le jeu d’interdépendances asymé- triques. De même, la puissance des transnationales repose avant tout sur leur capacité à maîtriser et à gérer l’espace mon- dial à leur profit à la fois comme zone de fourniture, de produc- tion ou de vente en réalisant un certain nombre d’arbitrages entre division fonctionnelle, technique et sociale du travail. Au total, ce retour des territoires met en lumière le fait que la mondialisation s’appuie sur des logiques de surintégration et de surexclusion, d’autant plus brutales quand les forces du marché sont laissées seules à l’œuvre. Dans plus de 60 % du monde, la question d’un accès régulier à l’eau, à l’électricité ou au téléphone demeure un facteur majeur de localisation alors que dans les Pays les Moins Avancés (PMA) sans littoral, le coût du fret peut représenter jusqu’à 40 % de la valeur des importations contre 6 % en moyenne mondiale. De même, seulement quinze États réalisent 70 % des services de trans- ports mondiaux, 25 aéroports polarisent presque 70 % du trafic aérien mondial de passagers, 15 États polarisent 66 % des flux touristiques alors que 85 % des flux financiers mon- diaux sont gérés par une vingtaine de places métropolitaines interconnectées. Marché mondial, firmes transnationales et territoires : la redécouverte des emboîtements d’échelles Ce processus de retour aux territoires se construit aussi dans l’analyse de l’organisation et des stratégies des acteurs par la redécouverte des jeux d’articulation des emboîtements d’échelles, du local au régional, national, continental et mon- dial. Contrairement à une vision schématique du couple local/ mondial (« glocal ») qui invaliderait tous les niveaux intermé- diaires, chaque niveau scalaire occupe une place et joue un rôle spécifique en interaction avec les niveaux inférieurs et supérieurs. Quelques pistes sont à dégager. Premièrement, on doit relativiser l’unicité et la globalité de l’échelle mondiale, tout simplement parce qu’aucun acteur économique ou politique – si puissant soit-il – n’est en mesure de saisir, à lui seul, l’échelle mondiale dans son ensemble. C’est ainsi que le concept de « marché mondial » doit être Strategy in the Interlinked Economy – traduit en français par L’entreprise sans frontière, puis en 1996, par De l’État-nation aux États-régions – qui théorise la fin et le dépassement de l’État-nation. On voit alors se multiplier les thématiques sur la « fin de l’histoire », la « fin de la géographie », « la fin des fron- tières », la « fin des États » ou la « fin des territoires 1 ». Mais ces logiques se trouvent brutalement invalidées ou remises en cause au tournant des années 2000 au profit de nouvelles demandes pluridisciplinaires rendant mieux compte de la complexité du monde. Les logiques d’études bascu- lent alors d’une approche homégénéisante et globalisante à une approche de plus en plus différenciée soulignant que les inégalités et le dualisme sont consubstantiels au mode de développement et à la valorisation différenciée des terri- toires par les logiques de marché, et ce à toutes les échelles. On assiste alors à une redécouverte des territoires, qui peuvent être définis comme une construction à la fois spatiale, sociale, juridique, politique, économique et culturelle. Par exemple, l’explosion de la mobilité géographique du capital, des marchandises, des informations et des hommes ne signifie nullement « réduction » de l’espace terrestre et des distances comme le signale chaque accident paralysant flux et réseaux (cf. volcan islandais au printemps 2010). L’interconnexion du monde est toujours sélective et hiérarchisée car la capacité des agents économiques à maîtriser le rapport distance-temps est un produit technologique, économique, social, culturel et organisationnel – au total logistique – sélectif qui représente d’énormes enjeux de pouvoirs géopolitiques et géoécono- miques. Loin d’être ubiquiste, elle repose sur une distance sys- témique qui interconnecte fonctionnellement de grands pôles mondiaux 2 ou des zones plus marginales (cf. forages pétroliers en Alaska ou Sibérie) à un système qui évite angles morts et 1. Cf. O’Brien R., Global Financial Integration : the end of geography, Chatham House, Londres, 1992, ou Hamel G. et Sampler J. « The E-Corporation : The End of Geography », Fortune Magazine, 7 décembre 1998. 2. Dans l’articulation fonctionnelle innovation/métropoles, voir par exemple : OST (Observatoire des sciences et techniques), « La connectivité scientifique des régions européennes », rapport d’étude, 2010. 13 Des facteurs de changement dans la complexité des territoires mondiaux en adaptant en permanence les articulations géographiques de leurs organisa- tions internes et externes entre fournisseurs, productions, mar- chés et concurrences. C’est bien la capacité de la FTN à jouer, au regard de ses objectifs, sur une articulation fonctionnelle effi- ciente de tous les territoires et de toutes les échelles qui fonde son succès ou au contraire son échec. En 2009-2010, les dif- ficultés techniques de Toyota (rappels massifs d’automobiles), consécutives à l’internationalisation à marche forcée de cette dernière décennie, soulignent la difficulté du système toyotiste (jusqu’ici efficace mais spatialement limité) à se déployer sur de nouveaux espaces géographiques sans perdre les spécificités premières qui assuraient jusqu’ici son succès. Troisièmement, la mondialisation tend aujourd’hui à fortement valoriser l’échelle continentale du fait de la prégnance des logiques de proximité. La continentalisation, c’est-à-dire le découpage du monde en grands pavages politiquement, éco- nomiquement et institutionnellement intégrés, représente un enjeu essentiel. Plus de la moitié des échanges internationaux se réalise sur des bases continentales, et l’organisation produc- tive et commerciale des firmes transnationales se fait souvent sur des bases continentales. Enfin, la montée des structures institutionnelles géoéconomiques et géopolitiques a connu ces dernières décennies un dynamisme historique sans précédent (CEE puis UE, Aléna, Mercosur, Asean…). La mondialisation passe par la continentalisation. Pour une FTN ou pour une puissance étatique, affirmée ou émergente, le contrôle d’une base continentale ou sous-continentale est un levier essentiel à une projection mondiale (États-Unis/Aléna, Allemagne/Europe, bientôt Chine/Asie sinisée et Asean…). C’est pourquoi l’échec de la création de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) – dans l’hémisphère américain sous hégémonie des États-Unis à la fin des années 2000 – est un facteur d’affaiblis- sement géostratégique et géoéconomique ; alors qu’à l’inverse la création d’une zone de libre-échange entre la Chine et les pays de l’Asean en janvier 2010 témoigne de l’affirmation crois- sante de la puissance chinoise en Asie et des effets d’attraction qu’elle exerce à des échelles spatiales de plus en plus larges. Elle y devient ainsi le 1er partenaire commercial du Japon au détriment des États-Unis en 2010. revisité : comme l’illustre en permanence l’actualité, il n’y a ni conjoncture mondiale (cf. crise actuelle), ni prix mondiaux, ni marché mondial, mais des structures articulées, plus ou moins interconnectées et intégrées, sur lesquelles jouent d’ailleurs les firmes transnationales dans la répartition de leurs activités uploads/Geographie/ mondialisation-et-localisation-des-activites-economiques.pdf
Documents similaires










-
32
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 18, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 1.5407MB