Octave MIRBEAU DEVANT LES TOILES DE COURBET Hier, en franchissant le seuil de l
Octave MIRBEAU DEVANT LES TOILES DE COURBET Hier, en franchissant le seuil de l'“exhibition” du foyer de la Gaîté, je me suis rappelé le maître dont Proudhon a dit – à tort ou à raison – que, seul, il réalisait l'idéal moderne en peinture ; je me le suis rappelé tel que Vermersch l'a pourtraicturé jadis, arrivant à la brasserie Andler ou à la pension Laveur : Il entre ! Le voilà superbement coiffé D'un large panama qu'il pose à la patère ! Deus ! ecce deus ! Tremble sous son pas, terre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . C'est le maître Courbet. Sa barbe, fleuve noir, Descend en flots épais sur sa vaste poitrine ; Pareil au bruit que fait l'eau dans un entonnoir, Un rire olympien fait gonfler sa narine. * * * Je me le suis rappelé, mangeant. Courbet mangeant, quel spectacle ! N'allez pas vous représenter un de ces gloutons qui absorbent à la hâte. C'était un gouffre patient. Sa mâchoire, solidement emmanchée, semblait jouer à découvert depuis la naissance du cou jusqu'au-dessus des tempes. On voyait basculer l'agencement de ces forts leviers triturateurs qui manœuvraient avec un bruit sourd et continuel. On s'étonnait, comme à propos de certains personnages d'un roman de Dickens ou de Féval, que cela pût se mettre en branle sans chute d'eau ni dépense de vapeur. Les bouchées disparaissaient l'une après l'autre entre les meules de cette machine mémorable. L'assiette se vidait, se remplissait et se vidait encore. On était pris d'un sentiment d'admiration en face d'un mécanisme fonctionnant tout seul et sans fatigue, sans chute d'eau, ai-je dit, mais non pas sans un riche et perpétuel courant de vin. Au dessert, Courbet, qui s'était mis à table en veston de velours et suffisamment colleté, n'avait plus que son pantalon et sa chemise : c'était sa manière d'être gai. Alors il causait. Ai-je besoin d'ajouter que son orgueil était à la hauteur de son appétit ? Vallès avait écrit, dans un journal, quelques pages d'un enthousiasme impétueux au sujet de l'exposition de Courbet. On interrogea celui-ci : — Avez-vous lu l'article de Vallès sur vous ? — Oui, fit-il, c'est son meilleur. * * * En effet, s'il y eut une qualité, entre autres, qui ne l'abandonna jamais, ce fut une confiance en lui-même à la fois naïve et sublime... Dans ses commencements, son père lui tenait la côtelette haute. Le brave homme n'était pas à l'aise. Tous les ans il se saignait pour venir à Paris s'informer des progrès de son fils. Celui-ci le promenait à travers les musées et l'arrêtait de préférence devant les toiles de M. Ingres. Le paysan s'extasiait : — Sais-tu que c'est très beau, ça, fiot ! Le fiot haussait les épaules, et avec un geste de dédain superbe : — Ça ?... C'est des allégories ! Des allégories ! Courbet ne trouvait pas de mot plus sanglant pour qualifier tout ce qui n'était pas de son école. Le papa Courbet réfléchissait un instant ; ensuite il demandait : — Et toi, fiot ? — Moi ? — Oui, toi, es-tu capable d'en faire aussi, des allégories ? Gustave avait un large sourire : — Je ferai mieux que tout ça, répondait-il. Le paysan franc-comtois le regardait avec attention. Puis, remarquant la grande flamme d'orgueil que dégageaient déjà les prunelles bovines du futur maître d'Ornans, il ajoutait avec une conviction résignée : — Allons, c'est bon, fiot, on vendra encore un champ. * * * Courbet avait le droit de ne point se montrer modeste, et il en usait largement et simplement, avec une franchise qui, certes, atténuait le comique et la raideur du procédé. On lui demandait un été : — Êtes-vous allé au Salon, cette année ? — Je n'y vais jamais quand j'y ai une toile. — Pourquoi ? — Parce que je n'ai pas le temps de m'occuper des autres. Proudhon l'avait perdu en décrétant, dans son livre : Le Principe de l'art), que les Casseurs de pierre représentaient le prolétaire séculairement opprimé ; que l'Enterrement à Ornans et le Retour de la conférence ridiculisaient à jamais le catholicisme, et que les Demoiselles de la Seine étaient le type de cette bourgeoisie lymphatique et blafarde qu'il fallait détruire. Courbet “coupa dans le pont” en ayant l'air d'ignorer que les écoles hollandaise et flamande avaient toujours fait du réalisme, sans parler des frères Le Nain et de Chardin en France. La grande fureur, c'étaient les tableaux religieux. — Des anges (il prononçait songes) ! Des hommes qui ont des ailes dans le dos. Avez- vous jamais vu des hommes comme ça ? disait-il. * * * Parfois, ôtant sa courte pipe de sa bouche, il entonnait un noël bourguignon ou lorrain — et c'était une chose étrange, en vérité, avec quelle foi naïve et touchante, avec quel charme exquis et poétique, ce peintre "des curés béats aux immenses bedaines" chantait les vieux refrains de la crèche qui avaient bercé son enfance ! Parfois, il improvisait. C'était toujours la même histoire : un coin du ciel bleu, un verre de vin, une grosse femme, et lon, lon, là ! Il me semble encore l'entendre attaquer : Bridez mon cheval, Mettez -lui sa selle, C'est pour aller voir Madelon la belle !... Le reste effaroucherait les lectrices du Gaulois. Tout-Paris Le Gaulois, 10 juin 1881 uploads/Geographie/ octave-mirbeau-devant-les-toiles-de-courbet.pdf
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- Publié le Dec 11, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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