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14 15 ¡:;r~~M;"~ CHENET Augustin Berque s'interrogeant sur le "g~nie du lieu" et la "Iogique" qu' il induit a la me me coneeptíon divine du líe u : Justement: un véritable lieu, c'est un lieu qui n'est ni commun ni banal. C'est un lieu fort, voire un haut ¡ieu, un Iieu dont l'identité ne se dissout pas dans l'esoace environnant 2, En ce sens, il n' est de lieux que singuliers et s'iIs sont porteurs d'universel, c'est paree qu'ils partieipent du saeré et sont perpé tuellement dépassés par ce qui les fonde et ainsi renvoyés al'Ori gine (vs leur origine singuliere) et ressourcés. Ils sont orientés et, ipso Jacto, ils orientent. Points repérés par quelque soureierlsor eier, ils nous permettent d'échapper a la déréliction et balisent un univers stable paree que pérenne au moins dans ces lieux ha bités par les dieux et done "inspirés" 3. Avant que le monde ne de vienne cette "branloire pérenne" (Montaigne), il était semé de poínts fixes entre lesquels on sautait. Le saltimbanque accompag nait le pelerin a la fois pour le divertir et lui apprendre a sauter d'un Iieu (saint) a un autre. C'est ainsi que la Chanson de Roland s'est égrenée sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Imprégné de mythes et de légendes qui se cristallisent autour des pierres levées, des chapelles votives, des fontaines et des bois jadis sacrés, le Iieu les restitue au voyageur curieux et fournit ainsi la possibilité de retrouver un inconscient culturel. Rugo l'a compris qui voit les "fables" fleurir dans "les lacunes de l'histoi re écroulée" et entend sur les bords du Rhin "un adorable gazouil lement de légendes et de fabliaux" sortir des antiques donjons en 2. "Logique du lieu el génie du lieu", in Logique du lieu el a;uvre humai ne, dir. A. Berque el Ph. Nys, Bruxelles, Ousia, p. 193. 3. Philippe DELERM: "Mais les Jieux inspirés ont ce pouvoir de donner de leur ame ií tout ce qui les louche, la magie de l'abbaye s'étend bien au-delií du mur d'enceinte" (a propos du Bec-Helloin), Les chemins llOUS inventenf, Stock, 1997, le livre de Poche, n° 14584, p. 17. sr LE PAYSAGE M'ÉTAIT COMPTÉ ruine 4. Circonscri t dans l' espace, le lieu peut se eharger de mé moire - affective ou volontaire, individuelle ou eollective. I1 suf fit de rappeler que si Combray jaillit d'une tasse de thé et des souvenirs de ]' enfanee aIlliers, il est eonstruit apartir d'un "trai té d'archéologie monumental e" que le Narrateur dit avoir aupres de son lit quand il s'endort et auquel il s'identifie dans I'une des premieres versions du début de La Recherche 5• D'ou l'importance de ce réseau dense de dívinités locales, de nalades, dryades et autres nymphes dont nous déplorons la díspa rition dans un monde désenchanté. Est-ce la cependant le caraete re principal de la modernité, "u-topique", dit Augustin Berque, a foree précisément de ne plus nourrir aucune utopie, e'est-a-dire aucun reve? Ce n'est pas assuré. Les "non-lieux" de la "surmo dernité", tels que les définit Marc Augé 6, sont, dans leur vaeuité apparente et leur déqualification 7, des espaces propices aux reyeS et a une réappropriation symbolique du réel qui remotive le Heu. Pour exemple, le Champ de l'Alouette dans Les Misérables: Marius est désespéré d'avoir perdu la trace de Cosette dont il ne connaíl que le surnom, l' Alouette, révélé par Thénardier/Jondret te dans la masure Gorbeau, au moment du guet-apens. Il erre dans ces "solitudes contigues a nos faubourgs" 8 jusqu'a ee qu'i! découvre "une espece de champ" entre 'fa Glaciere et les Gobe 4. Rhill, Lettre XIV, (Euvres completes, vol. Voyages, coll. Bauquins, 1985, p. 102. 5. II appartient plus précisément ií une "éco!e régionale d'architecture". Maree! PROUST, ti la recherche du temps perdu, Bib!. de la Pléiade, Galli mard, 1987, t. r, p. 1086. 6. "Les non-lieux, ce sont aussi bien les instalIations nécessaires él la circulatian des persannes el des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports) que [es moyens de transport eux-memes ...", Marc AUGÉ, Non-Lieux. flltro ductiOll aune anrhropologie de la surmodernité, Seuil, 1992, p. 48. 7. "Si un ¡ieu peut se définir camme identitaire, relationnel el historique, un espace qui ne peut se définir comme identitaire, relationnel et histarique définira un non-lieu" (ibid., p. 100). 8. Comme Hugo Jui-méme, rOdeur des barrieres fm, r, 5, t. 2]. 16 17 Fran~oise CHENET lins. Pour suggérer son charme, Hugo le compare a une vue de Ruysdael: \ Ce je ne sais quoi d' olí la grlke se dégage est la, un pré vert ~ ~. - traversé de cordes tendues olí des lo que s sechent au vent, une vieille ferme a maraí'chers biltie du temps de Louis XIII avec son grand toít bizarrement percé de mansardes, des palissades délabrées, un peu d'eau entre les peupliers, des femmes, des rires, des voix [ ...]. Comme le lieu vaut la peine d'étre vu, personne n'y vient. [IV, I1, 1] Si Marius est "vaguement frappé du eh arme presque sauvage du lieu", il est bouleversé quand il apprend son nom: Mais apres ce mot: l' Alouette, Marius n'avait plus entendu. Il y a de ces congélations subites dans l'état reveur qu'un mot suftit a produire. Toute la pensée se condense brusquement autour d'une idée, et n'est plus capable d'aucune autre perception. L'Aloueue, c'était l'appellation qui, dans les profondeurs de la mélancolie de Marius, avait remplacé Ursule. Tiens, dit-i1, dans l'espece de stupeur irraisonnée propre aces apartés mys térieux, ceci est son champ. Je saurai íci olí elle demeure. Cela était absurde mais irrésistible. [IV, n, 1] Pour cette poétique raison, il y víent tous les jours : Sa véritable adresse était, celle-ci: Boulevard de la Santé, au septieme arbre apres la rue Croulebarbe. [IV, n, 4] Extreme ponctualité du lieu ala foís spatiale et temporelle: toute la vie de Marius se "condense" dans ce lieu paree que lieu dit, indéfiniment répété et modulé jusqu'au ehant, bien entendu ... On aura eompris que, "parole gelée" (congelée), le toponyme fait vi brer toutes les cordes depuís celles de la sensibilité individuelle jusqu'a eelles de la mémoire eolleetive et culturelle pour peu SI LE PAYSAGE M'ÉTAIT COMPTÉ qu 'íl articule, eomme e' est le eas icí, une histoire a I'Histoire ou a la Légende. De la sa eharge symbolíque que souligne dans le texte de Hugo l'homophonie entre "champ" et "chant" qui tient a la foís du ealembour et de la métaphore, filée en l'occurrenee. La magie du lieu vient de ce qu'il est toujours dit, ou suscepti ble de l' etre, et peut done a la fois cristalliser et conneeter des espaces-temps différents. C'est icí que l'expression de "l11ots carrefours" utilisée par Claude Simon 9 (et sous une autre forme par Jülien Gracq) prend tout son sen s : le lieu est trivial. C'est pourquoí il peut etre banal et "commun" sans perdre, comme le croít Augustin Berque, sa síngularité: il est ce point tres précís, paree que toujours déterminé par une série de coordonnées spa tiales (il se repere sur une earte) et nommé (vs l'anonymat du non-lieu ou de l'espaee informel), ou peut se rencontrer et se fonder une communauté 10. C'est également acette eondition qu'il peut etre "le lieu qui pense" qu'exige Hugo et dans la fonction duquel il voirparis. Étre "maítre des lieux" n'est plus seulement le reve d'une dominatíon physique de I'espaee qui se traduit éventuellement par des invitations et des exclusions ou par ces opérations prédatrices et spoliatrices qu'on appelle guerres, maís la possibílité d'une dominatíon symbolique tout aussi redoutable. 9. «Les mots, selon Lacan, ne sont pas seulement "signes" mais nreuds de significations GU encore [ ... ] carrefoufs de sens, de sorte que déja par son seul vocabulaire la langue offre la possibilité de "combinaisons" en nombre "incalculable"». Discours de Stockholm, Édilions de Minuit, p. 28. 10. Voir SARTRE, 'Préface au Portrait d'un lnconnu de N. Sarraute. Voir également I'importance des loei COlllllllUles dans la Iittérature latine el I'Humanisme. Cf. Ph. DE LAJARTE: "La gestion du lieu commun dans la poésie humaniste", in Le Stéréotype, Col!. de Cerisy-la-Salle, sous la dir. d'A. GOULET, Presses Universitaires de Caen, 1994, pp. 101 sqq. el Ruth AMOSSY el Anne HERSCHBERG PIERROT, Stéréotypes et Clichés, Nalhan Université, 1997, pp. 15 sqq. Leur valeur argumenlative (les topoi koinoi el la topiaire d'Arislote) s'élant émoussée, on n'a gardé que leur sens figuré péjoré en "idées re<;ues". 2 . - 18 Fran90íse CHENET De la ces interrogations terroristes qui vous obligent a décliner votre adresse idéologique ou institutionnelle: de quel lieu parlez vous? comme s'il nc pouvait y avoir de pensée que située dans un espace méme métaphorique 11, Le lieu ou "le paysage charnel" Si l'on revient aux textes de Jaccottet sur le Val-des-Nymphes et de Rugo sur le Champ de l' Alouette, on peut relever une autre caractéristique du lieu quelque peu paradoxale par rapport a cette dérive symbolique et figurée: le lieu est aussi la possibilité d'une incamation - dans un corps de femme le uploads/Geographie/ paysage-et-lieux-4.pdf
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- Publié le Jui 17, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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