Avis divergents des paysans péruviens face au projet minier Conga. Pour une ant

Avis divergents des paysans péruviens face au projet minier Conga. Pour une anthropologie de la justification Martín Cavero Dans le cadre de mon master en anthropologie à l’Ehess, j’ai réalisé une ethnographie de deux mois au sein d’un hameau des Andes péruviennes. Pour cela, j’ai cohabité avec des paysans qui font face à la possibilité de l’implantation d’une exploitation minière à ciel ouvert. Cette expérience de terrain fit émerger l’objet d’étude suivant : les discours de justification des paysans vivant sur ces terres lorsqu’ils explicitent leur avis quant au projet minier. Dans le cadre du séminaire « formes de la critique et sociologie », je voudrais vous présenter une réflexion centrée sur le rôle de la critique dans le discours de justification de mes enquêtés. Plusieurs étapes sont nécessaires avant d’y arriver. En premier lieu, je présenterai une succincte description de l’étude de cas (le hameau Desencuentro) et des enjeux locaux principaux. Je développerai ensuite les critères théoriques et méthodologiques derrière le choix d’utiliser la notion de justification. Je décrirai alors quelques éléments biographiques chez quatre de mes enquêtés, en me plongeant sur la description de chacune de leurs justifications. Une analyse globale de ces données aura un double objectif : d’un côté, mettre en lumière le fait que ces discours de justification soient issus d’une éthique conséquentialiste, et de l’autre, qu’ils soient accompagnés d’une critique qui attribue des intentions utilitaristes chez les autres, les adversaires. Je proposerai finalement une manière de développer le rôle de la critique de la part du chercheur depuis un objet d’étude et une analyse de cas singulier. 1. Les enjeux locaux du Desencuentro : la compagnie minière, la religion et l’économie Le projet minier « Minas Conga » (dorénavant noté Conga)1, ayant l’intention d’exploiter une mine à ciel ouvert à 4000 mètres d’altitude dans les Andes du Nord du Pérou, a été l’un des plus polémiques dans l’histoire récente du pays. Il s’agissait, au moment de son annonce en 2011, du plus grand projet minier de l’histoire péruvienne. De multiples et massives mobilisations et protestations ont provoqué sa suspension 2 . Même si l’image des paysans « écologistes », défenseur de l’environnement et de l’eau, a été encouragée durant les mobilisations, le hameau où j’ai réalisé mon étude, situé à proximité du projet, était composé de personnes qui avaient choisi d’être tant en faveur qu’en défaveur de Conga. Situé à 3450 mètres au-dessus du niveau de la mer, ce hameau, que j’appellerai « Desencuentro », est composé par quelques soixante familles possédant moins de trois hectares de terre3. Ses habitants pratiquent l’agriculture sans irrigation, cultivant notamment des produits pour l’autoconsommation – telles que la pomme de terre et autres tubercules – et, dans la plupart des cas, se dédient à l’élevage de quelques vaches pour la vente journalière de lait. Le monde paysan 1 Conga est un projet de l’entreprise « Minera Yanacocha S.A. » (noté Yanacocha). Elle est composé des actifs états-uniens (Newmont Mining Company : 51,35%), péruviens (Compañía de Minas Buenaventura, 43, 65%) et transnationaux (International Finance Corporation, une filiale de la Banque Mondiale, 5%). Par ailleurs, la durée de Conga est censée être de dix-neuf ans. 2 Malgré la suspension, l’entreprise minière continue d’employer des paysans. Ils sont très peu nombreux en comparaison aux années précédentes, notamment pour des travaux d’entretiens des routes. Encore aujourd’hui, les habitants du Desencuentro se demandent si le projet sera réalisé ou non, principalement à partir du changement de gouvernement national en juillet 2016, ayant comme président un politicien très associé au monde entrepreneurial, le milieu banquier spécifiquement. 3 Suivant ainsi la norme du district Sorochuco (auquel Desencuentro appartient) où 90% des personnes ont moins de 3 hectares. où s’inscrit Desencuentro a été bouleversé depuis l’arrivée de l’entreprise Yanacocha au début des années 2000, laquelle commença à acheter les terres d’altitude où était censé se réaliser l’exploitation. Dans ce cadre, les habitants du hameau « Agua Blanca », voisins de Desencuentro, ont été les principaux vendeurs de terre. Tandis que seulement quelques habitants de Desencuentro avaient des terres en altitude pouvant être vendues à la compagnie minière. Au sein du Desencuentro, les personnes qui avaient vendu leurs terres – les ex-propriétaires – étaient bénéficiaires d’une politique technique de la part de Yanacocha pour améliorer la production laitière des vaches, ainsi que la production agricole. L’autorité locale du hameau – le teniente gobernador4 – pouvait profiter du rôle de médiateur entre la compagnie et le hameau afin de faire entrer ses proches comme employés temporels de l’entreprise minière – du moins, c’était une remarque fréquente chez mes enquêtés. La présence de la compagnie minière avait ainsi provoqué une différentiation au sein du hameau. Ajoutons à ce nouvel enjeu, deux enjeux plus anciens, l’un religieux et l’autre économique. Bien que le monde paysan de ce district ait été marqué par la croyance catholique, c’est depuis les années 60 que serait arrivée une nouvelle pratique religieuse, l’adventisme. Aujourd’hui, la plupart de mes enquêtés s’identifient à ce courant chrétien et participent au culte hebdomadaire tous les samedis matins. En comparaison aux catholiques, les adventistes sont encouragés à entreprendre un apprentissage constant et incessant de la Bible, et à mettre en pratique quelques principes chrétiens. La différence la plus visible avec les catholiques est celle du respect de certaines interdictions, ne pas boire d’alcool, ne pas danser dans les fêtes et ne pas travailler les samedis par exemple. L’adventisme se fonde sur la croyance de l’imminent second avènement de Jésus-Christ, entendu comme un événement où les gens seront jugés selon la cohérence de leurs actions avec les commandements bibliques. Recevoir le salut, ou la grâce divine, sont différentes manières de parler de cette attente personnelle de l’adventiste, en évitant le châtiment divin. Ceux qui n’ont pas suivi ce que commande la parole de Dieu tomberont en effet « dans le feu éternel ». Plus important pour mon sujet d’étude, cette vision eschatologique est liée à une lecture prophétique de la Bible : elle est un texte énonciateur des signes du rapprochement d’une prophétie inéluctable. Quelques-uns de mes enquêtés affirment que le réchauffement du climat local ou l’exploitation minière, sont des faits inévitables : « la chaleur du soleil augmentera et l’eau se séchera », « la montagne donnera ses richesses » expliquent mes interlocuteurs sur la base du livre d’Isaïe et de Jérémie. Pour eux, la Bible ne se trompe pas ; ces types d’événements, annoncés par la Bible, indiquent l’arrivée non lointaine de la prophétie. Un troisième enjeu est celui de la différentiation des ressources économiques parmi les habitants du Desencuentro. Faisant suite à des histoires croisées d’héritages de terres ainsi que des efforts pour accumuler lentement des terres au long de la vie, on peut rencontrer des gens possédant peu de parcelles, permettant à peine d’élever une ou deux vaches, alors que d’autres ont plus de parcelles et font l’élevage de cinq vaches ou plus, à partir desquelles ils obtiennent au moins un salaire minimum mensuel au Pérou (environ 250 euros). Cet enjeu est illustré lorsqu’un jeune paysan possédant peu de terres, m’avoue en privé que la réalisation du projet minier lui conviendrait dû à l’emploi qu’il peut y obtenir. Ses voisins, ayant plus de terres, seraient, selon 4 Figure d’autorité locale étatique non rémunéré qui est censée être le représentant du pouvoir exécutif au niveau de chaque hameau. Élu par les habitant du hameau, le teniente gobernador doit aussi être ratifié par une figure similaire, mais à échelle du district : le gobernador. Les deux fonctionnent comme médiateurs entre la population locale et l’État péruvien, en s’occupant de collaborer au respect de l’ordre public, à faire respecter la loi et la paix sociale. lui, plutôt opposés à l’exploitation minière parce qu’ils ont beaucoup plus à perdre – la réduction et la pollution de l’eau potentiellement provoquées par la mine à ciel ouvert, affecteraient l’agriculture et l’élevage des vaches. Cependant, il est trompeur d’imaginer des paysans totalement ancrés dans leur territoire local, sans lien avec le milieu urbain. La ville de Cajamarca, capitale de la région du même nom, est située à quatre heures en véhicule du Desencuentro. Certains habitants ont une propriété là-bas ou ont des parents qui y habitent, notamment ceux qui ont vendu des terres à l’entreprise minière. Plus important numériquement, plusieurs hommes vont à Cajamarca ou à Lima5 pour travailler temporairement et revenir avec de l’argent. Ils imaginent alors la possibilité d’aller vivre hors du Desencuentro : c’est un point important qui est aussi mentionné chez ceux qui sont favorables à l’exploitation minière et à la vente de leurs terres. Souligner ces enjeux rend impossible, au risque d'une simplification caricaturale du hameau, l’établissement d’une correspondance nette entre position quant au projet minier et propriétés sociales - paysan aisé versus paysan pauvre, catholique versus adventiste, paysan ayant des liens privilégiés avec l’entreprise versus paysan marginalisé. Il vaut mieux rester proche du discours des enquêtés pour mettre en lumière la complexité des facteurs qui entrent en considération pour, d’une part, justifier d’un positionnement, et, d’une autre, critiquer uploads/Geographie/ pour-une-anthropologie-de-la-justification-re-sume-de-me-moire.pdf

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