LHT Dossier Michel Collot Pour une géographie littéraire Table des matières Con

LHT Dossier Michel Collot Pour une géographie littéraire Table des matières Contexte Géographie de la littérature Géocritique Géopoétique 1Depuis une vingtaine d’années, un nombre important de travaux ont été consacrés l’inscription de la littérature dans l’espace et/ou à la représentation des lieux dans les textes littéraires. Ils ne pouvaient manquer de croiser l’intérêt croissant des géographes pour la littérature. Christine Baron a évoqué les fondements théoriques d’une telle rencontre et les problèmes épistémologiques qu’elle soulève ; j’en esquisserai pour ma part l’historique et j’insisterai sur ses implications méthodologiques, en me demandant s’il est aujourd’hui possible de concevoir et de pratiquer une véritable « géographie littéraire ». Certes, l’intérêt pour les relations que la littérature entretient avec son environnement spatial ne date pas d’hier, et il a toujours été plus ou moins présent en littérature comparée et au sein de l’histoire littéraire elle-même ; mais il s’est récemment développé et autonomisé au point de susciter de nouvelles théories ou méthodes, baptisées « géopoétique » ou « géocritique ». Je m’interrogerai tout d’abord sur les raisons de cet engouement récent, puis j’en évoquerai quelques manifestations, avant de présenter les diverses orientations de recherche qu’il inspire et quelques réflexions sur leurs enjeux respectifs. Contexte 2La montée en puissance d’une « géographie littéraire » est inséparable de l’évolution des sciences de l’homme et de la société, qui se montrent depuis au moins un demi-siècle de plus en plus attentives à l’inscription des faits humains et sociaux dans l’espace. On a pu parler à ce propos d’un « tournant spatial » ou d’un « tournant géographique » ; Marcel Gauchet écrivait par exemple en 1996 : « Nous assistons à un tournant “géographique” diffus des sciences sociales. Entendons non pas un tournant inspiré du dehors par la géographie existante, mais un tournant né du dedans, sous l’effet de la prise en compte croissante de la dimension spatiale des phénomènes sociaux1 ». 3Cette évolution concerne au premier chef l’Histoire elle-même, qui tend à se spatialiser, depuis que l’École des Annales a proposé d’élargir l’échelle de l’enquête historique à de longues périodes et à de vastes aires géographiques. Fernand Braudel en est ainsi venu à proposer le terme de « géohistoire » pour baptiser l’étude des relations qu’une société entretient avec son cadre géographique à travers la longue durée2. La mondialisation n’a fait que renforcer la prise de conscience de la solidarité des sociétés humaines dans de vastes zones d’interaction. Les tentatives pour constituer une histoire mondiale (World History, Global History) doivent renoncer au modèle d’une histoire linéaire et unitaire au profit de temporalités multiples superposées dans l’espace-temps, et tenir le plus grand compte des facteurs Pour une géographie littéraire http://www.fabula.org/lht/8/index.php?id=242 1 sur 13 03/09/2012 00:50 géographiques. Réciproquement, la « nouvelle Histoire » resitue les paysages dans l’évolution des mentalités collectives, comme en témoignent par exemple l’enquête d’Alain Corbin sur la naissance du « désir de rivage » ou l’essai de Simon Schama sur les rapports entre le paysage et la mémoire3. Et la géographie de son côté intègre de plus en plus la dimension historique, en devenant géographie humaine, économique, sociale et culturelle, plus que géographie physique. 4C’est dans le cadre de cette mutation épistémologique générale qu’il faut situer l’intérêt croissant pour les questions de « géographie littéraire ». Les manifestations en sont multiples. Une enquête récente sur les thèses soutenues ou déposées en France depuis 1990 dans le domaine des littératures française et francophones du XXe siècle a révélé qu’un nombre significatif d’entre elles portaient sur le cadre géographique de la production littéraire ou sur les représentations de l’espace dans les œuvres étudiées4. Beaucoup de colloques ont été consacrés ces dernières années à ces questions : par exemple aux « Territoires rêvés » (Orléans, 2003), et à « L’inspiration géographique » (Angers, 2003)5. Plusieurs formations de recherche s’attachent à l’étude de l’espace en littérature : citons, entre autres, les centres de recherche sur la littérature de voyage (Paris 4), et sur les nouveaux espaces littéraires (Paris 13), l’équipe d’accueil « Espaces humains et interactions culturelles » (Limoges), et le programme que je dirige à Paris 3 avec Julien Knebusch « Vers une géographie littéraire »6. De nombreux ouvrages et numéros de revue ont accordé une attention particulière au paysage littéraire7. Et les recherches qui se multiplient sur un genre comme le récit de voyage impliquent une réévaluation des rapports entre littérature et géographie. 5Le danger d’un tel engouement serait d’inféoder l’étude littéraire à une discipline qui lui est étrangère. Mais il se trouve que de son côté, la géographie se fait souvent culturelle et s’intéresse de plus en plus à la littérature, comme en témoignent les travaux d’Yves Lacoste et de Jean-Louis Tissier sur Julien Gracq, lui-même géographe et écrivain8, la thèse de Marc Brosseau sur les « romans géographes » et celle de François Béguin, sur « la construction des horizons »9. Cet intérêt s’inscrit dans le courant en faveur d’une « géographie humaniste », qui s’est développé depuis les années 1970 en réaction contre l’évolution d’une discipline qui, à la faveur du perfectionnement des moyens techniques, mathématiques et informatiques mis à sa disposition, avait tendance à privilégier une analyse objective et abstraite de l’espace géographique au détriment de sa dimension humaine et sensible. 6On assiste donc à une convergence remarquable entre les deux disciplines, les géographes trouvant dans la littérature la meilleure expression de la relation concrète, affective et symbolique qui unit l’homme aux lieux, et les littéraires se montrant de leur côté de plus en plus attentifs à l’espace où se déploie l’écriture. Il n’en reste pas moins nécessaire de bien marquer la spécificité littéraire des œuvres et de leur approche, si l’on ne veut pas transformer la géographie littéraire en une simple annexe de la géographie culturelle. Certains géographes ont su parfaitement intégrer cette spécificité dans leur approche de la littérature. Ainsi, pour Marc Brosseau, les romanciers contemporains ne fournissent pas seulement à la géographie des documents précieux, ils sont eux-mêmes, à leur manière, « géographes » ; il y a une « pensée spatiale » du roman, qui a « une façon propre de faire de la géographie ». 7C’est pour mieux marquer cette spécificité qu’ont été inventés les termes de géocritique et de géopoétique, qui correspondent à des conceptions et à des pratiques sur lesquelles je reviendrai plus tard. Je signale que le terme de géopoétique a été inventé en français par deux poètes, Michel Deguy et Kenneth White, pour souligner que la critique ne fait que répondre à un certain état de la création littéraire elle-même, qui fait aujourd’hui une large place à l’espace et à l’inspiration géographique. Cela ne concerne pas seulement la « littérature de voyage », qui a désormais son « festival » annuel10, mais l’ensemble des genres littéraires, dont les frontières sont brouillées par cette spatialisation : le théâtre, qui entretient depuis toujours un rapport privilégié à l’espace scénique ; la poésie qui se déploie de plus en plus dans l’espace même de la page, et le roman lui-même, qui tend à devenir de plus en plus « récit d’espace11 ». 8Cette évolution des pratiques et des formes d’écriture plaide en faveur d’une meilleure intégration de la Pour une géographie littéraire http://www.fabula.org/lht/8/index.php?id=242 2 sur 13 03/09/2012 00:50 dimension spatiale dans les études littéraires, à trois niveaux distincts mais complémentaires à mes yeux : celui d’une géographie de la littérature, qui étudierait le contexte spatial dans lequel sont produites les œuvres, et qui se situerait sur le plan géographique, mais aussi historique, social et culturel ; celui d’une géocritique, qui étudierait les représentations de l’espace dans les textes eux-mêmes, et qui se situerait plutôt sur le plan de l’imaginaire et de la thématique ; celui d’une géopoétique, qui étudierait les rapports entre l’espace et les formes et genres littéraires, et qui pourrait déboucher sur une poïétique, une théorie de la création littéraire. Je vais aborder successivement ces trois orientations de recherche et les illustrer de quelques exemples, tout en formulant quelques propositions sur leur place et leur signification respectives. Géographie de la littérature 9Avant d’aborder les orientations et les enjeux actuels d’une géographie littéraire, il faut en retracer rapidement l’histoire. L’idée n’en est pas nouvelle, on pourrait la faire remonter au moins à la théorie des climats de Montesquieu, à l’essai de Mme de Staël, qui oppose les littératures du Nord à celles du Midi, ou à la théorie de la race, du milieu et du moment élaborée par Taine. Mais il faut attendre en France le début du XXe pour voir apparaître l’expression de « géographie littéraire », parallèlement à la constitution de la géographie moderne en discipline universitaire. On la trouve pour la première fois à ma connaissance dans l’Esquisse d’une géographie littéraire de la France annexée à un ouvrage sur Les Littératures provinciales12. Dans les premières décennies du XXe siècle, la géographie littéraire tend à se confondre avec le provincialisme littéraire, qui est à la mode : c’est encore le cas dans les travaux d’Auguste Dupouy, auteur notamment d’une Géographie des lettres uploads/Geographie/ pour-une-geographie-litteraire.pdf

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