COLLECTION FOLIO Robert Merle La mort est mon métier Gallimard 3/1586 © Édition

COLLECTION FOLIO Robert Merle La mort est mon métier Gallimard 3/1586 © Éditions Gallimard, 1952, pour le texte et 1972, pour la préface. A qui puis-je dédier ce livre, sinon aux victimes de ceux pour qui la Mort est un Métier ? Table des matières Préface 1913 1916 1918 1922 1929 1934 1945 Préface Immédiatement après 1945, on vit paraître en France nombre de té- moignages bouleversants sur les camps de la mort outre- Rhin. Mais cette floraison fut brève. Le réarmement de l’Allemagne marqua le déclin, en Europe, de la lit- térature concentrationnaire. Les souvenirs de la maison des morts dérangeaient la politique de l’Occident : on les oublia. Quand je rédigeai La Mort est mon Métier, de 1950 à 1952, y étais parfaitement conscient de ce que je faisais : j’écrivais un livre à contre-courant. Mieux même ; mon livre n’était pas encore écrit qu’il était déjà démodé. Je ne fus donc pas étonné par l’accueil que me réserva la critique. Il fut celui que 7/1586 j’attendais. Les tabous les plus efficaces sont ceux qui ne disent pas leur nom. De cet accueil je puis par- ler aujourd’hui sans amer- tume, car de 1952 à 1972, La Mort est mon Métier n’a pas manqué de lecteurs. Seul leur âge a varié : ceux qui le lis- ent maintenant sont nés après 1945. Pour eux, La Mort est mon Métier, « c’est un livre d’histoire ». Et dans une large mesure, je leur donne raison. 8/1586 Rudolf Lang a existé. Il s’appelait en réalité Rudolf Hoess et il était commandant du camp d’Auschwitz. L’es- sentiel de sa vie nous est con- nu par le psychologue améri- cain Gilbert qui l’interrogea dans sa cellule au moment du procès de Nuremberg. Le bref résumé de ces entre- tiens – que Gilbert voulut bi- en me communiquer – est dans l’ensemble infiniment plus révélateur que la confes- sion écrite plus tard par 9/1586 Hoess lui-même dans sa pris- on polonaise. Il y a une différence entre coucher sur le papier ses souvenirs en les arrangeant et être interrogé par un psychologue… La première partie de mon récit est une re-création étoffée et imaginative de la vie de Rudolf Hoess d’après le résumé de Gilbert. La deuxième – où, à mon sens, j’ai fait véritablement œuvre d’historien – retrace, d’après les documents du procès de 10/1586 Nuremberg, la lente et tâton- nante mise au point de l’Usine de Mort d’Auschwitz. Pour peu qu’on y réfléchisse, cela dépasse l’imagination que des hommes du XXe siècle, vivant dans un pays civilisé d’Europe, aient été capables de mettre tant de méthode, d’ingéniosité et de dons créateurs à construire un im- mense ensemble industriel où ils se donnaient pour but 11/1586 d’assassiner en masse leurs semblables. Bien entendu, avant de commencer mes recherches pour La Mort est mon Métier, je savais que de 1941 à 1945, cinq millions de juifs avaient été gazés à Auschwitz. Mais autre chose est de le savoir abstraitement et autre chose de toucher du doigt, dans des textes officiels, l’organisa- tion matérielle de l’effroy- able génocide. Le résultat de mes lectures me laissa 12/1586 horrifié. Je pouvais pour chaque fait partiel produire un document, et pourtant la vérité globale était à peine croyable. Il y a bien des façons de tourner le dos à la vérité. On peut se réfugier dans le ra- cisme et dire : les hommes qui ont fait cela étaient des Allemands. On peut aussi en appeler à la métaphysique et s’écrier avec horreur, comme un prêtre que foi connu : 13/1586 « Mais c’est le démon ! Mais c’est le Mal !… Je préfère penser, quant à moi, que tout devient pos- sible dans une société dont les actes ne sont plus con- trôlés par l’opinion popu- laire. Dès lors, le meurtre peut bien lui apparaître comme la solution la plus rapide à ses problèmes. Ce qui est affreux et nous donne de l’espèce humaine une opinion désolée, c’est 14/1586 que, pour mener à bien ses desseins, une société de ce type trouve invariablement les instruments zélés de ses crimes. C’est un de ces hommes que j’ai voulu décrire dans La Mort est mon Métier. Qu’on ne s’y trompe pas : Rudolf Lang n’était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l’échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent. 15/1586 Il y a eu sous le Nazisme des centaines, des milliers, de Rudolf Lang, moraux à l’intérieur de l’immoralité, consciencieux sans con- science, petits cadres que leur sérieux et leurs « mérites » portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’or- dre, par respect pour l’État. 16/1586 Bref, en homme de devoir : et c’est en cela justement qu’il est monstrueux. Le 27 avril 1972. Robert Merle 17/1586 1913 Je tournai l’angle de la Kaiser-Allee, une bouffée de vent et de pluie glaciale cingla mes jambes nues, et je me rappelai avec angoisse qu’on était un samedi. Je fis les derniers mètres en cour- ant, je m’engouffrai dans le vestibule de l’immeuble, je montai les cinq étages quatre à quatre, et je frappai deux petits coups. Je reconnus avec soulage- ment le pas traînant de la grosse Maria. La porte s’ouv- rit, Maria releva sa mèche grise, ses bons yeux bleus me regardèrent, elle se pencha et dit à voix basse et furtivement : — Tu es en retard. Et ce fut comme si Père se dressait devant moi, noir et maigre, et disait de sa voix saccadée : « La ponctualité – 19/1586 est une vertu allemande – mein Herr ! » Je dis dans un souffle : — Où est-il ? Maria referma doucement la porte d’entrée. — Dans son bureau. Il fait les comptes du magasin. Elle ajouta : — Je t’ai apporté tes chaussons. Comme ça, tu n’auras pas à aller dans ta chambre. 20/1586 Il fallait passer devant le bureau de Père pour gagner ma chambre. Je mis un genou à terre et je commençai à délacer mes chaussures. Maria resta debout, massive, immobile. Je relevai la tête et je dis : — Et ma serviette ? — Je la porterai moi- même. Justement, j’ai encore ta chambre à cirer. J’enlevai mon blouson, je le suspendis à côté du grand 21/1586 manteau noir de Père et je dis : — Merci, Maria. Elle hocha la tête, sa mèche grise retomba sur ses yeux, et elle me tapota l’épaule. Je gagnai la cuisine, j’ouv- ris doucement la porte, et je la refermai derrière moi. Ma- man était debout devant l’évi- er, en train de laver. — Bonsoir, Maman. 22/1586 Elle se retourna, ses yeux pâles glissèrent sur les miens, elle regarda l’horloge du buf- fet, et dit d’un ton craintif : — Tu es en retard. — Il y avait beaucoup d’élèves à confesse. Et après, le Père Thaler m’a retenu. Elle recommença à laver et je ne vis plus que son dos. Elle reprit sans me regarder : — Ta cuvette et tes chif- fons sont sur la table. Tes 23/1586 sœurs sont déjà au travail. Dépêche-toi. — Oui, Maman. Je pris la cuvette et les chiffons et je sortis dans le couloir. Je marchai lentement afin de ne pas renverser l’eau de la cuvette. Je passai devant la salle à manger, la porte était ouverte, Gerda et Bertha étaient debout sur des chaises devant la fenêtre. Elles me tournaient le dos. Je 24/1586 passai ensuite devant le salon et j’entrai dans la chambre de Maman. Maria y dressait l’es- cabeau devant la fenêtre. Elle avait été le chercher pour moi dans le débarras. Je la re- gardai, je pensai : « Merci, Maria », mais je n’ouvris pas la bouche : On n’avait pas le droit de parler quand on lavait les vitres. Au bout d’un moment, je passai l’escabeau dans la chambre de Père, je revins chercher la cuvette et les 25/1586 chiffons, je grimpai sur l’es- cabeau et je me remis à frot- ter. Un train siffla, la voie ferrée en face de moi s’emplit de fumée et de vacarme, je me surpris presque à me pencher par la fenêtre pour regarder, et je dis tout bas avec terreur : « Mon Dieu, faites que je n’aie pas regardé dans la rue. » Puis j’ajoutai : « Mon Dieu, faites que je ne commette pas de faute en lav- ant les vitres. » 26/1586 Après cela, je fis une prière, je me mis à chanter un cantique à mi-voix et je me sentis un peu mieux. Quand les fenêtres de Père furent finies, je sortis pour gagner le salon. Gerda et Ber- tha apparurent au fond du couloir. Elles avançaient l’une derrière l’autre, leur cu- vette à la main. Elles allaient faire la fenêtre de leur chambre. Je mis l’escabeau debout contre le mur, je m’ef- uploads/Geographie/ robert-merle-la-mort-est-mon-metier.pdf

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