POÉSIE, PAYSAGE ET SENSATION - MIchel Collot Rev. de Letras - NO. 34 - Vol. (1)

POÉSIE, PAYSAGE ET SENSATION - MIchel Collot Rev. de Letras - NO. 34 - Vol. (1) - jan./jun. - 2015 7 POÉSIE, PAYSAGE ET SENSATION POETRY, LANDSCAPE AND SENSATION Michel Collot* ETRA L S REVISTA DE e-ISSN 2358-4793 RÉSUMÉ Cet article effectue une refléxion téorique par rapport au paysage, question qui revêt un enjeu considérable dans le champ des sciences humaines et des pratiques sociales contemporaines, mais aussi, pour l’art et pour la poésie modernes. Il s’agit d’une notion qui se situe historiquement et structurellement entre une pensée symbolique du Lieu qui a dominé l’Antiquité classique et le Moyen Âge, et une connaissance scientifique de l’espace qui se développe aux Temps modernes. À partir du Romantisme, notamment la poésie lyrique a fait du paysage un lieu d’expression de la sensibilité. En contrepartie, l’art et la littérature au XXème siècle ont eu tendance à se détourner de la représentation du monde extérieur pour explorer les ressources propres à leurs moyens d’expression. Ainsi, le paysage semble avoir perdu son endroit à la scène esthétique, c’est qui n’est pas vrai du tout, une fois que le thème continue à inspirer beaucoup d’artistes et d’écrivains. Controversée par nature, l’idée de paysage s’ouvre à plusiers interrogations, telques les concepts de sensation et de de perception, cueillis chez Paul Valéry, lesquels sont amenés à ce text, comme une proposition de jouissance de la poésie entendue à la manière d’un endroit de réactivation des sensations et des affects. Mots-clés: Paysage, Sensation, Perception, Poésie, L’art. ABSTRACT This paper ponders theoretically over landscape, a question that turned out to be a considerable challenge in the field of contemporary human sciences and social practices, as well as for modern art and poetry. This is a notion that places itself, historically and structurally, between a symbolic thought on Place, which dominated classical Antiquity and Middle Age, and a scientific knowledge * Professeur à l’Université Sorbonne-Nouvelle – Paris 3, a par domaine d’études les relations entre Philosophie, Arts et Littérature, en réfléchissant à propos de la question du paysage par rapport aux défis de la modernité. Il s’agit ainsi d’un travail de nature transculturelle, dans lequel les paysages littéraires ont une place remarquable. Il a publié, parmi d’autres: Le temps de la marche: Sainte-Victoire, La Sainte-Baume et les Alpilles (2013), Paysages européennes et mondialisation, ouvrage em co-direction avec Aline Bergé et Jean Mottet (2012), La pensée-paysage (2011), Paysage et Póesie (2005) et Les Enjeux du Paysage (2000). POÉSIE, PAYSAGE ET SENSATION - MIchel Collot Rev. de Letras - NO. 34 - Vol. (1) - jan./jun. - 2015 8 of space that develops till modern times. From Romanticism on, especially lyric poetry has transformed landscape in a place of expression of sensibility. As a counterpart, art and literature in the XXth century tended to deviate from the outside world to explore their own resources and means of expression. Thus, landscape seems to have lost its place in the esthetic scene, which is not true, since it keeps on inspiring lots of artists and writers. Controversial by nature, the idea of landscape arises a series of questions, like the concepts of sensation and perception, gathered in Paul Valéry, which are brought to this text, as a proposal of fruition of poetry understood as a place of reactivation of sensations and affections. Keywords: Landscape, Sensation, Perception, Poetry, Art. Pour le poète et pour l’artiste, “tout commence par une sensation, par une émotion”: ce propos de Francis Ponge (1965, p. 246) rejoint, à travers le temps et l’espace, celui des anciens arts poétiques chinois, qui plaçaient à l’origine du poème “l’émotion ressentie au contact du monde” (JULLIEN, 2003, p. 62). Ce lien originel entre la poésie et l’expérience sensible a été distendu voire rompu en France, depuis les années 1960 et 1970, par une théorie formaliste et par une pratique littéraliste. Je me réjouis de les voir de mieux en mieux reconnus en divers autres lieux de la recherche et de la création contemporaines1. Car pour ma part je les ai toujours trouvés très actifs dans les oeuvres les plus fortes de notre temps et dans ma propre expérience poétique. J’ai essayé de les éclairer à partir de la phénoménologie, qui postule qu’il y a un sens des sens, et notamment à la lumière de la notion d’horizon, qui permet de comprendre l’articulation entre perception et expression, et de celle d’émotion, envisagée comme ouverture au monde2. Depuis quelques années, je me suis intéressé à la question du paysage, qui revêt un enjeu considérable dans le champ des sciences humaines et des pratiques sociales contemporaines, mais aussi, me semble-t-il, pour l’art et pour la poésie modernes. Le paysage se situe, historiquement et structurellement, entre une pensée symbolique du Lieu qui a dominé l’Antiquité classique et le Moyen Âge, et une connaissance scientifique de l’espace qui se développe aux Temps modernes. Le lieu peut se définir par une forte délimitation topographique et culturelle; il circonscrit le territoire d’une communauté partageant le même code de valeurs, de croyances et de significations: c’est un microcosme qui entre en relation, verticale avec un monde supérieur dont il est en réduction l’image imparfaite. Le paysage est lié davantage au point de vue d’un individu, que l’horizon à la fois limite et ouvre sur l’invisible. Il confère au monde un sens qui n’est plus subordonné à une croyance religieuse collective, mais le produit d’une expérience individuelle, sensorielle et susceptible d’une élaboration esthétique singulière. La connaissance scientifique rompt à la fois avec la pensée symbolique et avec l’expérience sensible, pour objectiver l’espace sous les espèces d’une étendue homogène, isotrope et mathématisable. Si elle permet à l’homme moderne de “se rendre maître et possesseur de la Nature”, elle distend le lien sensoriel, symbolique et affectif qui l’unissait à elle, et qui trouve dès lors refuge dans l’expérience et l’art du paysage. Celui-ci est ainsi devenu en Europe, depuis le romantisme, un genre pictural majeur et un thème littéraire privilégié. La poésie lyrique notamment a fait de lui le lieu d’expression de la sensibilité, c’est à dire à la fois des sensations et des sentiments d’un sujet qui se découvre en 1 Voir par exemple l’ouvrage de Nicolas Castin, Sens et sensible en poésie moderne et contemporaine. Paris: PUF, 1998. 2 Voir par exemple l’ouvrage de Nicolas Castin, Sens et sensible en poésie moderne et contemporaine. Paris: PUF, 1998. POÉSIE, PAYSAGE ET SENSATION - MIchel Collot Rev. de Letras - NO. 34 - Vol. (1) - jan./jun. - 2015 9 s’ouvrant au monde. En réaction contre le romantisme et le lyrisme, une certaine modernité artistique et littéraire a pris ses distances vis-à-vis de cette approche sensible du monde. L’art et la littérature au XXème siècle ont eu tendance à se détourner de la représentation du monde extérieur pour explorer et exploiter les ressources propres à leur moyens d’expression; l’oeuvre est devenue un microcosme autonome, qui a ses propres lois, et qui se substitue au monde. De cette tendance dominante, témoignent exemplairement le développement de l’abstraction em peinture et du formalisme en littérature. À ce tournant décisif de l’art moderne, le paysage semble bel et bien perdu de vue: il a été parfois ouvertement rejeté et dénoncé par les avantgardes, parce qu’il était trop lié à la tradition de la figuration et à une conception mimétique de l’art. Mais cette crise du paysage n’équivaut pas à sa disparition pure et simple. Elle correspond à une mise en question des codes traditionnels de sa représentation classique, à commencer par la perspective, plus qu’à une remise en cause du paysage lui-même, qui continue à inspirer beaucoup d’artistes et d’écrivains. On peut même se demander si, délivré des conventions qui l’obligeaient à rester sage comme une image, le paysage ne révèle pas, à la faveur de cette crise, des virtualités qui n’avaient pas encore été exploitées et que l’art et la littérature modernes vont pouvoir explorer librement. Notre tradition lie le paysage à l’ordre de la représentation; il s’agirait d’une réalité extérieure, offerte en totalité au regard, que l’art et la littérature auraient pour mission de reproduire aussi fidèlement que possible, par les moyens de la figuration ou de la description. S’il s’agissait bien de cela, et seulement de cela, il n’y aurait pas à s’étonner qu’il ait disparu de la peinture et de la littérature modernes, car à vrai dire pareille chose ne se rencontre nulle part, et pas plus dans le monde de la vie que dans celui de l’art. Dès les premières définitions du mot dans les langues européennes, vers le milieu du XVIème siècle, il apparaît nettement que le paysage n’est pas le “pays” réel, mais le pays tel qu’il est mis en forme par l’artiste, ou par le point de vue d’un sujet. C’est donc une réalité intérieure autant qu’extérieure, subjective autant qu’objective, qui donne autant à deviner qu’à percevoir; il n’est pas une donnée objective immuable qu’il suffirait de reproduire3. C’est un phénomène qui change selon le point de vue qu’on adopte, et que chaque sujet réinterprète en fonction non seulement de ce qu’il uploads/Geographie/ 2015-art-mcollot.pdf

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