Tu me renvoies un screen avec écrit mot pour mot ce que tu m’as dit hier et auq

Tu me renvoies un screen avec écrit mot pour mot ce que tu m’as dit hier et auquel je n’ai rien à ajouter de plus que ce que j’ai répondu hier à ta proposition. Je te répète mon scepticisme devant une démonstration aussi séduisante intellectuellement que molle, les deux étant liés. Il est impossible de la rejeter tout à fait, ce que je ne cherche pas à faire. Et elle ne présente par ailleurs aucun enjeu de taille. Les géographes ultérieurs font remonter le débat à Homère, et si on veut continuer à jouer les petits malins et à être conceptuellement mou mais discursivement charmant, on pourra dire qu’Homère est le père de la géographie (ce que Strabon soutient), mais aussi le père de toute discipline littéraire voire de toute réflexion humaine. C’est charmant mais ma foi peu fécond, le mythe du précurseur n’a que peu d’intérêt et il me semble qu’on gagne à apprécier les oeuvres et les disciplines pour elles-mêmes. L’expérience menée dans le delta du Nil est très intéressante. On gagne cependant davantage à l’étudier en elle-même qu’à attribuer un hypothétique rôle de précurseur à Hérodote, car il n’est certes pas le premier et les savants de l’époque (comme les grands généraux par ailleurs qui faisaient de la géographie) avaient une vue holistique sur les choses. A ce moment là, ils sont tous plus ou moins pères de toutes les disciplines. Cet ergotage n’a rien de fécond ou de stimulant en plus d’être très discutable. Je passe sur l’assimilation un peu hâtive de la séduction exercée, par une démonstration, à de la mollesse ; certes, en principe, la séduction ne fait pas bon ménage avec la rigidité, ni avec la froideur, car elle est suavité, chaleur et mouvement. L’explication méthodique fige ; l’analogie met en branle. Mais les choses sont toujours plus compliquées que les principes, l’en fait est toujours plus fourmillant et sinueux que l’en droit... La démonstration d’Yves Lacoste, pour ce qu’elle perd d’absolument ‘solide’ — mais une explication est-elle jamais absolument solide ? — jette un pont vers une autre entreprise intellectuelle, élève le discours au-dessus de la banalité et rend par conséquent la démonstration plus parlante. Tu n'es pas sans ignorer, Candice, les vertus de l’analogie (Aristote, Poétique, ch.XXI-XXII). À bon droit, on pourra toujours arguer que « comparaison n’est pas raison ». Mais Lacoste ne fait pas que comparer. S’il met en vis-à-vis le travail de la géographie (telle qu’elle se pratique depuis le XIXe, la géographie humaine, disons) et celui d’Hérodote, ce n’est pas pour séduire le lecteur. Il s’agit plutôt de porter un regard réflexif sur les fondements mêmes de la discipline géographique ; et, justement, au terme de son analyse, Lacoste discerne dans les Enquêtes quelques ferments de la géographie humaine. Nous voilà de retour aux abords du « don du Nil », à parcourir ses plaines inondées, ses vallées irriguées et ses eaux sereines, à y chercher la clé du mystère de la fortune égyptienne. D’une pierre deux coups : ce développement invalide la charge que tu fais peser contre l’analogie, de même qu’il réfute l’absence ‘d’enjeux de taille’ d’une telle entreprise généalogique. Sauf à considérer que l’épistémologie est un vain effort, auquel cas exit également « Le Père de l’Histoire » — on jette le bébé avec l’eau du bain. J’ajoute que cet appel à ‘apprécier les œuvres et les disciplines pour elles-mêmes’ a de quoi faire déciller, surtout de la part d’un historien. L’internalisme méthodologique a des limites évidentes qui, franchies, conduisent à l’anachronisme. Étudier un texte pour lui-même impliquera toujours de le resituer dans un champ d’idées, d’en réactiver la langue, de ne pas le disjoindre de son contexte historique. Fort de l’intelligence d’un texte, on peut hasarder des rapprochements, repérer des motifs similaires dans des œuvres pourtant très éloignées dans l’espace et le temps. Qu’il s’agisse de littérature comparée — de littérature tout court — ou d’épistémologie. Lacoste ne verse ni dans l’hagiographie ni dans la construction d’un mythe fondateur : le titre de la revue, Hérodote, est d’abord un hommage, une considération intellectuelle à un immense savant grec. Et pourquoi Hérodote plutôt que les grands généraux — ou les arpenteurs égyptiens, tant qu’on y est — ? La réponse est dans n’importe quel livre d’histoire des sciences (elle est aussi dans notre cours sur la science) : Hérodote est le premier qui s’affranchit pour partie du régime explicatif cosmogonique et qui adopte une démarche heuristique qui fait feu de tout bois (observations, témoignages, récits de voyage). Non dans une optique utilitaire mais gratuite, gnoséologique — scientifique, déjà. Ce qu’on ne peut pas dire des généraux et autres navigateurs dont personne n’a jamais mis en cause le savoir empirique précis… Ériger Hérodote en patron (mais non en Saint Patron), en ‘patron parmi d’autres’ de la géographie, n’a rien de spécieux ni de douteux. Oui, c’est « discutable » (mais dois-je encore rappeler que l’un des principes fondamentaux d’un énoncé scientifique est précisément d’être discutable ?). Non, ce n’est ni stérile, ni gratuit. C’est raffermir les assises de l’une des sciences qui s’est le plus remise en question ; c’est relire d’un œil nouveau les inépuisables Enquêtes. C’est enfin rappeler le caractère profondément politique de l’espace géographique , et dissiper les poncifs qui en font un apprentissage benêt des noms de lieux, un psittacisme toponymique. L’étiologie des guerres médiques explique le politique par du politique, et ouvre la voie à une branche de la géographie française profondément renouvelée par Lacoste lui-même : la géopolitique. Reste la référence à Homère, que l’on peut considérer lui aussi comme père de la géographie, et l’argument qu’elle illustre : on peut toujours remonter plus loin dans le passé, par une régression à l’infini. Et encore une fois, je répondrais que les faits sont moins évidents que les principes, et que la référence à Homère peut se retourner contre toi. Son œuvre, plus encore que celle d’Hérodote, est inépuisable. Il est moins un précurseur lucide qui aurait tout dit avant tout le monde qu’un horizon vers lequel l’ensemble des productions artistiques occidentales ont regardé. Les exégètes ont déjà bien égrené plusieurs lectures géographiques de l’Illiade et de l’Odyssée (voir la très belle notice du… Lévy-Lussault ! tiens donc… à l’entrée « Homère »). Et il ne s’agit toujours pas d’ergotage ; c’en est même moins que toute cette querelle sur Hérodote. Lire Homère à l’aune de l’espace et de la géographie, c’est une fois pour toutes montrer que l’homme s’est toujours préoccupé de l’espace, qu’il s’y est toujours ‘heurté, cogné’ (pour citer Pérec). De cela aussi, le corpus homérique est l’une des plus impérissables, l’une des plus primordiales et l’une des plus envoûtantes pièces à conviction que le temps nous ait léguée. uploads/Geographie/ tdroit-de-reponse-1.pdf

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