COMMENTAIRE Vers une ontologie du paysage Augustin Berque EDP Sciences | Nature
COMMENTAIRE Vers une ontologie du paysage Augustin Berque EDP Sciences | Natures Sciences Sociétés 2004/3 - Vol. 12 pages 305 à 306 ISSN 1240-1307 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2004-3-page-305.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Berque Augustin, « Commentaire » Vers une ontologie du paysage, Natures Sciences Sociétés, 2004/3 Vol. 12, p. 305-306. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour EDP Sciences. © EDP Sciences. Tous droits réservés pour tous pays. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h22. © EDP Sciences Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h22. © EDP Sciences Natures Sciences Sociétés 12, 305-306 (2004) c ⃝NSS-Dialogues, EDP Sciences 2004 DOI: 10.1051/nss:2004042 N a t u r e s Sciences Sociétés Forum Commentaire Vers une ontologie du paysage Augustin Berque Géographe, Directeur d’études, EHESS, 54 Bd Raspail, 75006 Paris, France Je souscris à la problématique générale ainsi qu’à l’intention exprimée dans l’article de Jean-Pierre Deffontaines1, telle que la résume notamment sa dernière phrase, et ne ferai donc ci-dessous qu’évoquer quelques liens avec d’autres types de questionnements possibles à propos du paysage, de nature à mieux situer, selon moi, le point de vue de l’auteur. J.-P. Deffontaines part de l’idée que « [l]e paysage, par sa dualité de composante sensible du territoire et de sup- port matériel de l’activité agricole, paraît pouvoir jouer un rôle de médiateur entre [l]es usagers de plus en plus divers de l’espace rural et les praticiens, agriculteurs et éleveurs, qui participent à l’évolution du paysage ». Il met ensuite en avant que « l’objet-forme » pourrait être le nœud de cette médiation, pour terminer sur une double proposition : d’une part, « [a]ider les agriculteurs à re- connaître le rôle de l’objet technique et de l’objet façonné dans la dynamique des paysages » ; de l’autre, « proposer aux usagers une intelligibilité de l’objet de l’espace agri- cole ». En somme, une double pédagogie, visant à pro- mouvoir « la concertation paysagère », et dans laquelle « les agronomes ont un rôle particulier à jouer ». Cette intention suppose des agronomes de la qua- lité de J.-P. Deffontaines lui-même, c’est-à-dire à la fois formés aux sciences de la nature et ouverts à la phé- noménologie du paysage. Une telle alliance ne va pas de soi ; et s’il existe dans les jeunes générations d’agro- nomes quelques authentiques paysagistes, un effort de formation des agronomes eux-mêmes paraît s’imposer à la fois dans les problématiques du paysage et en péda- gogie des usagers ; sans parler des structures de concer- tation à instituer. Auteur correspondant : berque@ehess.fr 1 Voir dans ce numéro, en Forum, l’article deJ.-P. Deffontaines « L’objet dans l’espace agricole. Le regard d’un géoagronome ». Ce qui précède n’a du reste rien d’impossible, et on n’épiloguera donc pas : la sensibilisation progressive de l’ensemble de la société aux questions de paysage va dans ce sens, et il serait bizarre que seul le monde agricole y reste indéfiniment imperméable. Toutefois, c’est plutôt de l’autre côté – celui de la sen- sibilisation des usagers aux questions d’agriculture – que l’on peut éprouver des doutes. Les usagers en question sont de plus en plus des consommateurs individuels, et individualistes, de biens marchands. C’est comme tels qu’ils en viennent à habiter la campagne, où le paysage fait partie de la valeur de leurs investissements immobi- liers. L’on reste certes un usager du paysage même là où l’on ne possède pas de maison de campagne, mais on y garde foncièrement la même attitude, laquelle s’accom- pagne nécessairement d’autres objets marchands ; tels en particuliers les 4×4 de loisir, qui font bien dans le paysage même urbain. Dans une telle société, le fonctionnement des écosystèmes et le travail social de l’agriculture sont forclos du paysage ; ils y sont gênants, car ils diffèrent la jouissance du consommateur, qui doit être immédiate. Produit de consommation, le paysage doit être livrable à la commande, telle une œuvre d’art. Comme l’écrivait Bourdieu de l’essor du goût pour le paysage rural au XVIIIe siècle, « [c]’est ainsi que la représentation bour- geoise du monde [. . . ] livre sous une forme objectivée la vérité du rapport bourgeois au monde naturel et so- cial qui, comme le regard distant du promeneur ou du touriste, produit le paysage comme paysage, c’est-à-dire comme décor, paysage sans paysans, culture sans culti- vateurs, structure structurée sans travail structurant, fi- nalité sans fin, œuvre d’art2 ». Or comme ce mode de vie est en pleine expansion (il entraîne ce qu’on appelle, 2 Bourdieu, P., 1977. Une classe objet, Actes de la recherche en sciences sociales, 17-18, 3-4. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h22. © EDP Sciences Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h22. © EDP Sciences 306 A. Berque : Natures Sciences Sociétés 12, 305-306 (2004) entre autres, l’urbanisation diffuse de tout le territoire), cela promet aux agronomes-pédagogues une course de vitesse perdue d’avance contre cette tendance : quand bien même ils inventeraient les enseignements adéquats, ils ne seront jamais assez nombreux pour les appliquer ; car, peu ou prou, c’est toute la société qui est concernée. Devant nos «campagnes urbaines» (selon l’expression de P. Donadieu), ce qui s’impose est un effort pédagogique à l’échelle de la nation, et commençant donc à l’école primaire. Même si la tâche apparaît gigantesque, elle n’a rien d’impossible : adapter les programmes scolaires suffirait en principe. Cependant, je vois un second problème, plus profond que le premier. C’est la nature même de la civilisation moderne qui est concernée, comme le vocabulaire de J.-P. Deffontaines en témoigne involon- tairement. L’article, on l’a vu, gravite autour de la notion d’« objet-forme » ; il donne à cet égard les définitions, les justifications et les références qu’il se doit, et il est cohérent dans l’utilisation du terme. Ce n’est donc pas à ce niveau que se situe le problème, mais à celui de l’onto- logie – l’ontologie moderne – qui nous fait considérer en termes d’objets ce qui, à mon avis, ne peut y être réduit ; car c’est l’être même des sujets concernés qui s’y exprime. J.-P. Deffontaines touche du doigt cette réalité lorsqu’il cite le propos d’un « éleveur du Jura » (soit dit en pas- sant, celui-ci, à mon oreille, ne dépraverait pas la sémio- tique. . . ) : « le territoire est notre langage » ; mais, restant dans le cadre de l’ontologie moderne, il ne la prend pas en compte. Or un tel propos, sans aller jusqu’à évoquer celui de Heidegger, « Die Sprache ist das Haus des Seins » (Le langage est la demeure de l’être)3, révèle le lien par lequel un milieu humain ne peut être considéré comme un objet distinct de l’être des sujets qui l’habitent. C’est dès lors bien peu que d’écrire que « les agriculteurs et les éleveurs ont une véritable culture des objets-formes qui les entourent» : dans une telle réalité, ce n’est pas d’objets qu’il s’agit, mais de choses, c’est-à-dire de motifs existen- tiels exprimant l’être de ces sujets. Ils sont cela, qui s’offre comme paysage aux yeux de « l’usager ». Celui-ci, quant à lui, tout aussi pris que J.-P. Deffontaines dans l’onto- logie moderne, n’est pas près de reconnaître au paysage une telle identité, ni a fortiori la dimension morale que cela implique ! C’est dire la profondeur jusqu’à laquelle réson- nera le débat inévitable dans la concertation que J.-P. Deffontaines préconise, et la difficulté de le résoudre. Il ne fait pas de doute, au demeurant, que nous devons nous y engager. Comme disait le poète, le chemin se fait en marchant. . . 3 Heidegger, M., 1964. Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h22. © EDP Sciences Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h22. © EDP Sciences uploads/Geographie/ vers-une-ontologie-du-paysage 1 .pdf
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- Publié le Mar 24, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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