Lionel DUROY Le chagrin ROMAN © Éditions Julliard, 2010 Blandine Pauline, Sophi

Lionel DUROY Le chagrin ROMAN © Éditions Julliard, 2010 Blandine Pauline, Sophie, Julia, Raphaël 1 À l’origine de ma venue au monde, de notre venue au monde à tous les onze, il y a l’amour que se sont déclaré nos parents. Toutes les souffrances qu’ils se sont infligées par la suite, toutes les horreurs dont nous avons été les témoins, ne peuvent effacer les mots tendres qu’ils ont échangés durant l’hiver 1944. Ils se sont voulus, attendus, désirés, au point de s’aimer passionnément au milieu de l’après-midi, dans les semaines qui ont suivi leur mariage. J’ai à l’esprit cette scène que m’a rapportée oncle Armand, le frère cadet de maman : ouvrant par inadvertance une porte, il les découvre à moitié nus, leurs corps entremêlés, essoufflés et confus. Ils ont vingt-trois et vingt-quatre ans. Alors maman n’a qu’un reproche à faire à papa, qu’un regret plutôt : elle le trouve un peu trop petit comparé aux deux hommes de sa vie, son père et son frère. Papa, lui, n’a aucun regret à formuler ; il paraît qu’on se retourne dans la rue sur la beauté de maman. À y regarder de plus près, cependant, il me semble que papa arrive dans ce mariage avec bien d’autres handicaps que sa petite taille. Je veux parler de sa famille, ces Dunoyer de Pranassac que maman poursuivra toute sa vie de sa haine et de son mépris. Que sait-elle d’eux, que pense-t-elle d’eux, à la veille de son mariage ? Peu de chose, sûrement, comparé à ce qui nourrira son ressentiment par la suite car, sinon, j’imagine qu’elle n’aurait pas eu cet appétit juvénile pour son jeune époux. Théophile Dunoyer de Pranassac, mon père, naît le 25 février 1920 au château familial de Formont, à Ambarès (Gironde). Il est le fils d’Henri Dunoyer de Pranassac, capitaine de cavalerie à la retraite, alors âgé de cinquante-quatre ans, et d’Alix Dunoyer de Pranassac, trente-deux ans, sans profession. Tous les deux portent le même nom, ils sont cousins germains, ce qui fera dire plus tard à maman qu’elle est entrée dans une « famille de dégénérés ». Alix et Henri n’auront pas d’autre enfant que Théophile, surnommé Toto, et ils viendront assez vite s’installer dans une maison modeste d’un faubourg de Bordeaux, au numéro 30 de la rue de Caudéran. Lorsqu’il rencontre maman, Toto vit seul entre sa mère et l’une des sœurs de celle-ci, sa tante Élisabeth, qui ne s’est jamais mariée. Son père, le capitaine, est mort en 1936. Émacié, les cheveux gominés coiffés en arrière comme on les portait à l’époque, papa est d’une beauté saisissante en 1944, et je comprends, en observant son portrait photographique, que maman ait été séduite. Suzanne Verbois, ma mère, vient au monde le 30 janvier 1921, rue de Fondaudège, en plein centre de Bordeaux. Elle est la fille d’Henri Verbois, négociant en rhum et spiritueux, alors âgé de vingt-cinq ans, et de Simone Mauvinié, vingt-trois ans, sans profession. Comment savoir ce que pensent les parents de maman lorsque le nom de papa est prononcé pour la première fois rue de Fondaudège ? Il est certain que les Dunoyer de Pranassac ne sont pas des inconnus pour les Verbois. Un grand cru porte ce nom. Voisin de La Brède, le château de Pranassac, autrefois propriété de la famille, est toujours debout. On dit qu’un Dunoyer de Pranassac aurait été, comme Montesquieu, président à mortier au parlement de Bordeaux. C’est un grand nom, un nom que beaucoup de Bordelais connaissent. Et puis, durant le dernier quart de siècle, les deux Henri ont dû se croiser. Même si une génération les sépare, l’un et l’autre ont courageusement combattu en 14-18. Le lieutenant Henri Verbois a perdu la moitié d’un pied, tandis que l’autre, le vieux capitaine, est rentré gazé, durablement touché. Ils ont reçu la croix de guerre, ils ont été faits chevaliers de la Légion d’honneur, alors comment douter qu’ils se soient trouvés ensemble, au garde-à-vous, sur l’esplanade des Quinconces, un 14 juillet ou un 11 novembre ? Oui, je crois qu’Henri Verbois connaît Henri Dunoyer de Pranassac, au moins de vue. Toute sa vie, maman nous répétera que son père, fantassin, fut plus héroïque que celui de papa car, nous dira-t-elle, charger l’ennemi à pied est autrement plus courageux qu’à cheval. Je devine que cela fut suggéré par son père, très tôt, peut-être au temps des fiançailles. Ce sont les fantassins qui appellent les cavaliers des « traîne- sabre », et maman abusait de cette expression pour désigner ce beau-père qu’elle n’avait pas connu. Quelque chose me dit aussi qu’Henri et Simone Verbois n’ignorent rien du mariage entre cousins des parents de Théophile. Peut-être l’apprennent-ils en « prenant des renseignements », comme cela se fait avant des fiançailles. De sorte qu’ils doivent peser secrètement le pour et le contre. D’un côté, Théophile est « un enfant de vieux » (maman nous le rappellera constamment), fruit d’un mariage dangereusement consanguin, sans aucun héritage à espérer car les derniers biens ont été vendus dans les années 1930. De l’autre, il ne semble pas stupide, il est parfaitement bien éduqué, bon orateur, bachelier, et même licencié en droit, quand les deux enfants Verbois, Suzanne et Armand, ont dû renoncer au bac. De quel poids pèse le titre de noblesse, et le nom prestigieux que porte Théophile, dans le consentement que donnent finalement les parents de Suzanne ? Si je me fie à la fierté qu’en retirait maman, je suis porté à croire que cela dut compter dans la décision. Même au plus noir de notre naufrage, jamais maman ne renonça à faire état de sa particule, et elle prit toujours soin de mentionner sur ses cartes de visite qu’elle était baronne. Longtemps, cela figura en abréviation, « Bon & Bonne Dunoyer de Pranassac », jusqu’à ce que mes frères et moi nous avisions que cela faisait « Bonbonne Dunoyer de Pranassac ». Maman, qui ne l’avait pas remarqué, se fit alors refaire des cartes avec les titres complets. Cependant, prisonnière de sa haine pour sa belle-famille, jamais elle n’assuma son orgueil d’être noble. « Ce titre de baron, disait-elle, c’est rien du tout, c’est ridicule Bon, comte ou vicomte, je ne dis pas, mais baron, c’est grotesque… » Le samedi 17 juin 1944, Suzanne et Théophile se marient en l’église Notre-Dame-du-Salut, à Caudéran. C’est un grand mariage, avec un cortège d’enfants habillés de blanc pour tenir la traîne de la mariée, la Toccata de Bach, et un photographe pour immortaliser la cérémonie. Papa sourit timidement, de cette bouche sans lèvres des Dunoyer de Pranassac, donnant sur tous les clichés le sentiment d’être confus et transi. L’est-il par la splendeur de sa jeune épouse dont la taille élancée et le voile de tulle piqué d’œillets attirent tous les regards ? L’est-il par la foule qui se presse sur le parvis ? En tout cas, il n’est pas de ces mariés hilares et sûrs d’eux qui saluent joyeusement les convives, s’autorisant même parfois un baiser sur la bouche en public. Non, lui se tient avec modestie au côté de maman, presque dans son ombre, comme s’il craignait qu’à trop en faire on vienne peut-être lui contester la place. Comme s’il n’en revenait pas d’avoir décroché ce trésor. Le photographe lui-même doit en être gêné, car, pour la photo officielle, sous le porche, je pressens que c’est lui qui fait discrètement descendre maman d’une marche pour permettre à papa de la dominer d’une demi-tête. Même dans cette situation avantageuse, cependant, papa n’en profite pas pour pavoiser, gardant un peu bêtement les bras le long du corps. Ce sont les Verbois qui ont rempli l’église, Théophile et sa mère veuve n’avaient pratiquement personne à inviter, à part quelques vieilles tantes édentées et désargentées que je repère sans difficulté dans la foule. Pour la forme, sur le parvis, Alix Dunoyer de Pranassac, toute vêtue de noir, pose sévèrement au bras d’Henri Verbois, lui-même impeccable dans son frac. Plus que la photo des mariés, celle-ci témoigne de l’alliance nouvelle des deux familles. Je la possède en deux exemplaires. L’une est intacte, elle m’a été donnée par ma grand-mère Alix ; sur l’autre, maman a retiré son père d’un coup de ciseaux, tranchant le bras d’Alix et la rendant à sa solitude. Ce mariage, c’est onze jours après le Débarquement. Tandis qu’ici, à Bordeaux, Théophile et Suzanne échangent leurs alliances, des soldats venus d’Amérique, de Grande-Bretagne, du Canada et de la France libre se font tuer dans le Cotentin pour libérer l’Europe. À observer la cérémonie, les visages solennels et bienveillants des uns et des autres, les toilettes des femmes, les queues-de-pie des hommes, on devine que ce qui se passe là-haut, en Normandie, ne perturbe pas la fête. D’ailleurs, il est établi que personne n’a suggéré d’ajourner le mariage quand on a appris le débarquement allié, et que personne ne s’est étonné que Théophile puisse être là plutôt qu’à la guerre. Maman ne voit-elle pas ce qu’il peut y avoir d’indécent, de choquant, dans la position de uploads/Geographie/ l-duroy-le-chagrin.pdf

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