Maryse Condé Victoire, les saveurs et les mots MERCVRE DE FRANCE DU MÊME AUTEUR

Maryse Condé Victoire, les saveurs et les mots MERCVRE DE FRANCE DU MÊME AUTEUR Aux Éditions du Mercure de France MOI, TITUBA, SORCIÈRE, 1986 (« Folio », no 1929) PENSION LES ALIZÉS, théâtre, 1988 TRAVERSÉE DE LA MANGROVE, 1989 (« Folio », no 2411) LES DERNIERS ROIS MAGES, 1992 (« Folio », no 2742) LA BELLE CRÉOLE, 2001 (« Folio », no 3837) HISTOIRE DE LA FEMME CANNIBALE, 2003 (« Folio », no 4221) VICTOIRE, LES SAVEURS ET LES MOTS, 2006 (« Folio », no 4731) Chez d’autres éditeurs LE PROFIL D’UNE ŒUVRE, Hatier, 1978 UNE SAISON À RIHATA, Robert Laffont, 1981 SÉGOU : LES MURAILLES DE TERRE, Robert Laffont, 1984 LA TERRE EN MIETTE, Robert Laffont, 1985 É É LA VIE SCÉLÉRATE, Seghers, 1987 EN ATTENDANT LE BONHEUR, Seghers, 1988 LA COLONIE DU NOUVEAU MONDE, Robert Laffont, 1993 LA MIGRATION DES CŒURS, Robert Laffont, 1995 PAYS MÊLÉ, Robert Laffont, 1997 DESIRADA, Robert Laffont, 1997 LE CŒUR À RIRE ET À PLEURER, Robert Laffont, 1999 CÈLANIRE COU-COUPÉ, Robert Laffont, 2000 COMME DEUX FRÈRES, Lansman, 2007 Livres pour enfants HAÏTI CHÉRIE, Bayard Presse, 1986, nouvelle éd. 2005 HUGO LE TERRIBLE, Éditions Sépia, 1989 LA PLANÈTE ORBIS, Éditions Jasor, 2001 SAVANNAH BLUES, Je Bouquine, no 250, 2004 À LA COURBE DU JOLIBA, Grasset Jeunesse, 2006 CHIENS FOUS DANS LA BROUSSE, Bayard Jeunesse 2008 À mes trois filles et mes deux petites-filles Je ne saurais citer tous ceux dont les écrits ont permis cette reconstitution. Mais je remercie Raymond Boutin, Lucie Julia, Jean-Michel Renault et, tout particulièrement, Jean-Pierre Sainton. Il devient indifférent que je me souvienne ou que j’invente, que j’emprunte ou que j’imagine. BERNARD PINGAUD Les Anneaux du manège. Écriture et littérature Table des matières 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 Elle est morte bien avant ma naissance, quelques années après le mariage de mes parents. Je ne connaissais d’elle qu’une photographie couleur sépia signée Cattan, le meilleur artiste de l’époque. Posée sur le dessus du piano où je faisais mes gammes, la femme qu’elle représentait portait une robe ornée d’un large col de dentelle, ce qui lui donnait l’air d’une écolière. Impression renforcée par ses formes menues. Ses pieds minuscules étaient chaussés de souliers vernis à barrettes, pareils à ceux d’une première communiante. Un collier grèn d’ò enserrait son cou délicat. Quel âge avait-elle ? Était-elle jolie ? Je n’aurais su le dire. En tout cas, elle arrêtait le regard qui ne pouvait plus se détacher d’elle. À chaque fois, sa vue me causait un certain malaise. La mère de ma mère avait une peau d’une blancheur australienne. Ses yeux pâles à la Rimbaud, enfoncés dans leurs orbites, étaient réduits à deux fentes asiatiques. Elle fixait l’objectif sans l’ombre d’un sourire, sans nul souci de paraître gracieuse. Son « mouchoir » à deux pointes signifiait une station inférieure. « Kité mouchwa pou chapo », quitter le mouchoir et prendre le chapeau, était alors l’expression qui saluait l’ascension sociale féminine. Bref, elle détonait dans mon univers de femmes en capeline de paille d’Italie, d’hommes cravatés en costumes trois pièces de fil à fil, tous nègres noirs bon teint. Elle me paraissait doublement étrangère. Un jour, j’avais sept, huit ans, je ne pus plus tenir : — Maman, comment s’appelait bonnemaman ? — Victoire Élodie Quidal. Le nom m’emplit d’admiration, moi qui déplorais les sonorités du mien. Je haïssais surtout mon prénom que je jugeais mièvre. Maryse, petite Marie ? Celui-là avait le poids d’une médaille de bronze. Sonore. J’insistai : — Qu’est-ce qu’elle faisait dans la vie ? Je me rappelle que le jour déclinait, le soleil déjà couleur d’orange dans le ciel qui virait au gris. Nous étions dans la chambre à coucher de ma mère. Moi, malgré les interdictions, vautrée sur son lit. Elle, assise près de la fenêtre largement ouverte pour profiter du dernier reste de lumière. Elle poussait d’un doigt élégamment chaussé d’un dé d’argent une aiguille dans un linge. Elle laissa tomber : — Elle se louait. Dans ma stupeur, je me redressai : — Tu veux dire qu’elle était... une... bonne ? dis-je incrédule et mortifiée. Ma mère me fit face : — Oui. C’était une cuisinière. — Une cuisinière ! m’exclamai-je. C’était la meilleure des blagues. Ma mère, fille d’une cuisinière ! Elle qui n’avait pas de palais et était notoirement incapable de faire cuire un œuf. Lors de nos séjours à Paris, la semaine, nous raclions des boîtes de conserve ; le dimanche, nous écumions les restaurants. — Une cuisinière hors pair, dit ma mère avec emphase. Sa main était celle d’un véritable chef. Je m’empressai, ravie : — Moi aussi, je voudrais être une cuisinière. À l’expression de ma mère, je sus que je faisais fausse route. Elle ne m’élevait pas pour devenir une cuisinière, même un chef. Je me hâtai d’opérer une diversion : — Et elle ne t’a appris aucun truc, aucune recette ? Elle ne répondit pas à la question et poursuivit : — Elle a d’abord travaillé à Grand-Bourg pour les Jovial, des parents. Ça s’est mal terminé. Très mal. Ensuite... ensuite... elle a émigré à La Pointe et s’est louée jusqu’à sa mort pour des blancs pays, les Walberg. C’est chez eux que j’ai grandi, ajouta-t-elle. J’allais de stupeur en stupeur. La réalité dépassait la fiction. Penser que cette noiriste avant la lettre avait grandi dans une famille de blancs pays ! Comment était-ce possible ? Je tentai d’y voir clair : — Elle ne s’est jamais mariée alors ? Qui était ton père ? Cette conversation peut sidérer. À cette époque, posséder un père, être reconnu de lui, partager ses jours ou simplement porter son nom était l’apanage de rares privilégiés. Il ne me choquait nullement que mes parents surgissent, à l’instar de tant d’autres, d’une espèce de brouillard. Mon père, bavard impénitent, prétendait que son père était parti faire pousser l’or de Paramaribo en Guyane hollandaise, abandonnant sa mère et son bébé au sein sur le Morne à Cayes. D’autres fois, il affirmait que c’était un marin au long cours, chaviré au large de Sumatra. Où était la vérité ? Je crois qu’il la recréait à volonté, prenant plaisir à prononcer des syllabes qui le faisaient rêver : Paramaribo. Sumatra. Grâce à lui, j’ai compris depuis petite que les identités se forgent. Ma mère plia son ouvrage : — Je n’ai pas envie de parler de tout cela en ce moment. C’est trop douloureux. Une autre fois peut-être. Va apprendre tes leçons. Pétrifiée, je quittai la pièce. Évidemment, il n’y eut jamais « d’autre fois ». Nous ne reprîmes jamais cette conversation. Ma mère ne me révéla jamais qui était son père ni les circonstances de sa naissance. Pourtant cet entretien ne quitta plus mon esprit. Ce jour-là, sans doute, naquit ma résolution de me documenter sur Victoire Quidal. Mais ma vie a été une telle bousculade. J’ai laissé passer année sur année. Parfois, je me réveillais la nuit et la voyais assise dans un coin de la chambre, semblable à un reproche, tellement différente de ce que je devenais. — Qu’as-tu à faire à courir à Ségou, au Japon, en Afrique du Sud ? À quoi riment tous ces déplacements ? Ne sais-tu pas que l’unique voyage qui compte est intérieur ? Qu’attends-tu pour t’intéresser à moi ? Cela seul compte ! semblait-elle me dire. Maintenant j’ai le loisir d’emprunter sa trace. Son image est malaisée, difficile à cerner. Pour les uns, elle fut belle. Pour les autres, blafarde et laide. Pour certains, ce fut une créature soumise, illettrée, sans intérêt. Pour d’autres, un véritable Machiavel en jupon. Pour en parler, ma mère utilisait ces clichés galvaudés aux Antilles et qui ne signifient plus rien : g q g p — Elle ne savait ni lire ni écrire. Pourtant, c’était un poto-mitan, une matador. Assurément pas ! Elle ne fut pas un poto-mitan. Cependant, avec les moyens misérables dont elle disposait, elle parvint à forcer pour sa fille les portes de la petite bourgeoisie noire naissante. En fin de compte, le jeu en valait-il la chandelle ? C’est là toute la question que je me pose. Cette faculté de souffrir et de se torturer dont ma mère fut si amplement pourvue et qu’elle nous légua à tous, elle en est la cause. La solitude et l’ostracisme dans lesquels, croyant agir au mieux, elle la condamna à vivre son enfance, influèrent considérablement non seulement sur son caractère et son comportement, mais sur ceux de ses descendants. Je me demande souvent ce qu’auraient été mon rapport à moi-même, ma vision de mon pays, des Antilles et du monde en général, ce qu’aurait été mon écriture enfin qui les exprime, si j’avais sauté sur les genoux d’une grand-mère replète et rieuse, la bouche pleine de : Tim, tim, Bois sec ! La cour dort ? Non, la cour ne dort pas ! D’une grand-mère, ancienne étoile du gwo ka ou de la mazouk, me uploads/Geographie/conde-maryse-victoire-les-saveurs-et-les-mots.pdf

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