EXIL ET MIGRATION Folie et immigration en Argentine entre le XIXe et le XXe siè
EXIL ET MIGRATION Folie et immigration en Argentine entre le XIXe et le XXe siècles Alejandro Dagfal Professeur adjoint d’histoire de la psychologie (Université de Buenos Aires), Chercheur (Conicet, Argentine), Calle 65 n° 1089, La Plata 1900, Buenos Aires, Argentine <adagfal@club-internet.fr> RÉSUMÉ Dans la construction de l’Argentine moderne, l’immigration a joué un rôle fondamental, qui est brièvement présenté dans ce travail. À partir de la fin du XIXe siècle, néanmoins, les phénomènes liés à l’immigration ont été associés de façon persistante à la marginalité, à l’inadaptation et à la pathologie. Après une idéalisation initiale, pendant plus de cent ans, les différentes figures de l’étranger ont été fixées à une folie à multiples visages. De la sorte, les idéaux humanistes et philanthropiques qui, d’une part, ont permis l’intégration réussie de millions de personnes, d’autre part, dans les disciplines qui se sont occupées de la maladie mentale, ont fréquemment conduit à des théorisations prônant la ségrégation. Nous examinons donc, tout d’abord, les rapports entre immigration et folie dans les discours psychiatriques produits dans un demi-siècle, qui va à peu près de 1880 jusqu’à 1930. Ensuite, nous abordons un cas plus récent, qui date des années soixante. Même si les références théoriques avaient changé, le résultat était analogue : la construction d’un stéréotype où l’étranger était a priori un cas pathologique. Mots clés : histoire, folie, immigration, ségrégation, Argentine, asile ABSTRACT Madness and immigration in Argentina between the 19th and 20th centuries. In the construction of modern Argentina, immigration played a fundamental role that is briefly outlined in this work. From the end of the 19th century, though, phenomena linked to immigration were persistently associated with marginality, inaptness and pathology. After an initial idealisation, which lasted over 100 years, the different figures of the foreigner were attached to multi-facetted images of madness. Thus the very humanist and philanthropic ideals which, on the one hand, succeeded in integrating millions of persons, on the other, in disciplines concerned with mental illness, frequently gave rise to theories advocating segregation. We therefore examine first the relationship between immigration and madness in psychiatric discourse between roughly 1880 and 1930. Then we examine a more recent case, which dates back to the 1960s. Despite theoretical references having changed, the result was the similar: the construction of a stereotype according to which the foreigner was a priori a pathological case. Key words: history, madness, immigration, segregation, Argentina, asylum RESUMEN Locura e inmigración enArgentina entre los siglo XIX y XX. En la construcción de laArgentina moderna la inmigración ha jugado un rol fundamental, que se presenta brevemente en esta trabajo. Sin embargo, a partir de finales del siglo XIX, los fenómenos ligados a la inmigración han sido asociados de manera persistente a la marginalidad, a la inadaptación y a la patología. Después de una idealización inicial, durante más de cien años, las diferentes figuras del extranjero fueron fijadas a una locura con múltiples caras. A causa de ello, los ideales humanistas y filantrópicos que por una parte permitieron la buena integración de millones de personas, por otra preconizaron frecuentemente la segregación en las disciplinas que se ocupaban de la enfermedad mental. El autor examina en primer lugar las relaciones entre inmigración y locura en los discursos psiquiátricos producidos durante el medio siglo que va aproximadamente desde 1880 hasta 1930. En segundo lugar examina un caso más reciente que data de los años sesenta. Aunque las referencias teóricas hubieran cambiado, el resultado es analógico : la construcción de un estereotipo en el cual el extranjero era a priori un caso patológico. Palabras clave : Historia, locura, inmigración, segregación, Argentina, asilo Tirés à part : A. Dagfal L’Information psychiatrique 2007 ; 83 : 751-8 L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N° 9 - NOVEMBRE 2007 751 doi: 10.1684/ipe.2007.0251 L’immigration aux origines de la nation argentine Le 9 juillet 2007, en Argentine, a été fêté le 191e anni- versaire de la déclaration de l’indépendance. La véritable organisation de la nation argentine est toutefois beaucoup plus récente. Elle date en réalité des années 1880, lorsque la ville de Buenos Aires devint la seule capitale d’une répu- blique unifiée, après la fin des luttes intestines qui avaient divisé le pays depuis le début du siècle. Ce processus d’unification fut en fait très lié aux idéaux de la génération dite de 1837, qui avait déjà esquissé les bases de l’organi- sation politique à partir d’une conception libérale et laïque guidée par la philosophie des Lumières [1-3]. Pour cette génération d’intellectuels, l’Europe du Nord et les Etats-Unis incarnaient le modèle de la civilisation et du progrès économique, tandis que les plaines et le désert argentin, ainsi que ses habitants, étaient synonyme de bar- barie et d’arriération. L’opposition classique entre nature et culture était alors remplacée par une autre, entre civilisa- tion et barbarie, chargée de connotations morales. Il fallait donc se défaire autant de l’héritage colonial catholique que du lest des races inférieures, y compris les aborigènes, les métis et les gauchos. Ces composants dévalorisés de la population locale impliquaient en quelque sorte une altérité radicale et, par opposition à celle-ci, devait se construire l’identité phantasmatique d’une nation qui se voulait com- plètement nouvelle. Juan Bautista Alberdi, l’un des mem- bres les plus éminents de ce groupe d’intellectuels, qui fut le principal inspirateur de la première constitution natio- nale, rêvait en 1852 : « L’Europe nous apportera son esprit nouveau, ses habitudes d’industrie, ses pratiques de civilisation, avec les immigrants qu’elle nous enverra [...]. Voulons-nous planter et acclimater en Amérique la liberté anglaise, la culture française, le caractère laborieux de l’homme d’Europe et des États-Unis ? Ramenons-en des morceaux vivants dans les coutumes de ses habitants, et faisons-les s’enraciner ici » [4]. Cette stratégie fut incluse l’année suivante dans le texte constitutionnel, dont l’article 25 disait de façon explicite : « le Gouvernement fédéral encouragera l’immigration européenne ». Cette volonté politique, résumée par la phrase d’Alberdi « gouverner c’est peupler », ne tarda pas à se traduire dans des faits concrets. En 1855, par exemple, le médecin français Auguste Brougnes signa un contrat avec le gouvernement de la province de Corrientes, par lequel il s’engageait à ramener mille familles d’agricul- teurs européens dans un délai de dix ans. Les premières familles arrivèrent cette année-là, obtenant chacune 35 hectares de terre, de la farine, des semences et quelques animaux. Se créèrent ainsi des colonies agricoles dans cette région éloignée de BuenosAires, qui furent suivies par bien d’autres dans les provinces voisines [5]. Entre 1862 et 1880, les présidents libéraux qui consoli- dèrent l’ordre institutionnel et économique continuèrent à favoriser l’immigration, de telle sorte que plus de 150 000 Européens de divers pays arrivèrent en Argentine. C’était le début d’un processus qui, en quelques décennies, allait largement justifier une boutade aujourd’hui très célè- bre en Amérique latine : si les Mexicains descendent des Aztèques et les Péruviens des Incas, les Argentins descen- dent des bateaux... Ce processus s’accéléra à partir de 1876, avec la promulgation d’une loi dite « d’immigration et colonisation », qui favorisait l’établissement de journaliers, artisans, ouvriers et enseignants de moins de 60 ans. Le gouvernement en fit la promotion en Europe et, pendant une période, subventionna même le voyage en bateau des candidats. Néanmoins, la possession des terres ne fut plus garantie, car la plupart avaient déjà été distribuées entre quelques grands propriétaires terriens. À cette époque, les peuples aborigènes furent chassés de leurs domaines méri- dionaux et presque exterminés par l’armée, dans une pré- tendue « conquête du désert » qui impliqua l’annexion d’un immense territoire. Cependant, les terres ainsi acqui- ses ne furent pas distribuées aux immigrés car, pour la plupart, elles avaient déjà été vendues à quelques grands propriétaires. En conséquence, une bonne partie des dizai- nes de milliers d’immigrants qui commencèrent à affluer s’installa dans les villes, dépassant même en quantité la population locale [6]. Paradoxalement, à cette époque, Alberdi, le grand inspi- rateur de l’immigration européenne avait lui-même émigré à Paris, d’où il émettait quelques réserves sur les consé- quences de ce processus. En 1879, il précisait : « Gouver- ner c’est peupler, mais il ne faut pas oublier que peupler peut revenir à empester, à abrutir et à asservir, si la population transplantée ou immigrée, au lieu d’être civi- lisée, est arriérée, pauvre et corrompue [...]. Tout ce qui est civilisé est européen, au moins à l’origine, mais tout ce qui est européen n’est pas civilisé, et l’on conçoit parfai- tement l’hypothèse d’un nouveau pays peuplé d’Euro- péens plus ignorants en matière d’industrie et de liberté que les hordes [aborigènes] de la Pampa ou du Chaco » [4]. En fait, Alberdi ne faisait qu’expliciter la peur des élites éclairées face aux premiers résultats de leur propre créa- tion. Elles avaient rêvé d’un pays peuplé par des Anglais et des Français, et soudain réalisaient que la plupart des immi- grés viendraient de l’Espagne ou du sud de l’Italie, quand ce n’était pas de la Russie, la Pologne ou l’Empire ottoman. Pour ces intellectuels, tellement identifiés à la culture euro- péenne, le rêve virait uploads/Geographie/dagfal-2007-folie-et-immigration-en-argentine.pdf
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- Publié le Apv 08, 2022
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