Kossaifi Christine L’oubli peut-il être bénéfique ? L’exemple du mythe de Léthé

Kossaifi Christine L’oubli peut-il être bénéfique ? L’exemple du mythe de Léthé : une fine intuition des Grecs Pour citer l'article Kossaifi Christine, « L’oubli peut-il être bénéfique ? L’exemple du mythe de Léthé : une fine intuition des Grecs » , d a n s r e v u e ¿ I n t e r r o g a t i o n s ? , N ° 3 . L ’ o u b l i , d é c e m b r e 2 0 0 6 [ e n l i g n e ] , http://www.revue-interrogations.org/L-oubli-peut-il-etre-benefique-L (Consulté le 1er juillet 2017). ISSN 1778-3747 Tous les textes et documents disponibles sur ce site sont, sauf mention contraire, protégés par la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France. revue ¿ Interrogations ? N°3. L’oubli décembre 2006 Résumé L’oubli est un concept ambivalent qui échappe à toute systématisation parce qu’il touche à des domaines divers. Les Grecs l’ont incarné dans la figure mythique de Léthé, dont le nom précédé d’un préfixe privatif définit la vérité, l’aletheia, ou ‘absence d’oubli’. Mais Léthé n’exprime pas seulement un manque. Elle est aussi médiatrice de la création littéraire, puissance cathartique, chemin vers la vérité ou la spiritualité, comme le montre l’analyse des données mythiques, mais également poétiques, philosophiques et religieuses. Léthé témoigne ainsi de la fine intuition des Grecs qui ont su donner à l’oubli la place essentielle qui est la sienne. Mots-clés : Léthé, aletheia, mythologie gréco-romaine, catharsis, spiritualité. Summary May man benefit from oblivion ? The example of the Lethe’s myth : an inspired intuition of the Greek Oblivion, characterised by its ambivalence, can’t be clearly described and put into a simple system of classification, because of the various analysis it gives birth to. The Greek have embodied it in the mythic figure of Lethe, whose name, constructed with a depriving prefix, defines the truth, the aletheia, or ‘the lack of oblivion’. But Lethe does not express just a blank. She is also a means of literary creation, a cathartic power, a way to truth or spirituality, as it appears from the analysis of myth, but also of poetry, philosophy and religion. And so, through Lethe, the Greek, well inspired, have seen the essential place of oblivion in the human life. Keywords : Lethe, aletheia, greek and roman mythology, catharsis, spirituality. Introduction L’oubli est souvent regardé comme un signe de vieillissement et de dégénérescence intellectuelle : ne pas être capable de se souvenir – quel que soit l’objet du souvenir – c’est ne plus être maître de ses capacités, c’est avoir des difficultés à prendre sa place au sein de la société, c’est s’approcher de la mort. Dans la pensée gréco-romaine antique, le concept s’incarne dans la figure mythique de Léthé dont le nom dérive du verbe grec lanthanô, ‘être caché, ignoré’ [1]. Est-ce à dire que les Grecs ne voient dans l’oubli qu’une défaillance, un échec de l’esprit humain ? Léthé ne peut-elle être bénéfique à l’homme, voire salvatrice ? C’est par une analyse personnelle de certaines données mythiques, poétiques, philosophiques et religieuses que nous tenterons d’apporter une réponse à ces interrogations. Ce que nous dit le mythe Qui est Léthé ? Chez Hésiode [2], Léthé apparaît comme la fille d’Eris, Discorde, qui est aussi mère d’autres allégories négatives ; elle est également la petite-fille de Nuit, Nux, une déesse très puissante dans l’Iliade [3] et, chez les Orphiques, une divinité primordiale [4]. Léthé passe parfois pour être fille d’Ether [5] et de Gaia [6], la Terre. « Selon une tradition » [7], elle est également « la mère des Charites », les Grâces. Mais Léthé est aussi une rivière et, à ce titre, elle est fille d’Océan, Okéanos, père de tous les fleuves. Elle coule aux Enfers, qui sont « sa demeure » [8], et sépare le Tartare des Champs Elysées ; son eau [9] procure l’oubli à quiconque en boit. Chez Platon, tout comme chez Aristophane [10], elle est une plaine, pédion, des Enfers, dépourvue d’arbres et de plantes et où règne une chaleur accablante [11]. Il existait en Béotie, à Lébadée, près du sanctuaire de Trophonios, une source de Léthé, à côté d’une source de Mémoire, Mnêmosunê [12]. C’est là que les Anciens localisaient l’une des entrées dans le monde infernal. Enfin, géographiquement, « le fleuve de Léthé » désigne le Limée une rivière de Lusitanie [13]. Ainsi, les données mythologiques unissent leur diversité pour faire de Léthé une déesse ambiguë. revue ¿ Interrogations ? N°3. L’oubli décembre 2006 Symbole de mort ou puissance créatrice ? Au premier abord, Léthé apparaît comme une puissance destructrice. Par sa mère, Eris, sœur et compagne du dieu de la guerre, Arès, et par ses frères et sœurs, elle est associée aux violences guerrières sanglantes [14], aux tensions psychologiques [15], à la souffrance physique et morale [16]. P. Lévêque et L. Séchan parlent même, à propos de cette généalogie, d’une « carte du dur » [17]. Léthé devient ainsi un symbole de mort, associée à Thanatos comme dans l’Hymne orphique à Hupnos [18], et ce n’est pas sans raison si c’est aux Enfers que coule son fleuve : l’oubli que procure son onde s’assimile à une perte d’identité et souligne sa capacité à donner la mort par anéantissement léthargique de la personnalité. Léthé s’avère monstrueusement dangereuse ; d’ailleurs ne passe-t-elle pas aussi pour la fille de Gaia, dont la personnalité négative a été accentuée au point de faire d’elle la mère de tous les monstres [19] ? Pourtant son ascendance et son identité de fleuve infernal la mettent en relation avec au moins trois des quatre éléments, à savoir la terre (elle est fille de Gaia), l’air (elle est fille d’Ether) et l’eau (elle est un fleuve) ; elle est même associée à la chaleur du feu chez Platon [20], ce qui fait d’elle une divinité cosmique primordiale, en tant qu’émanation de ce que les Anciens considéraient comme les composants ultimes de la réalité. Ses attributions et sa personnalité reflètent celles de ses parents d’une façon qui peut être tout à fait positive : Gaia, mère des monstres mais aussi « mère universelle et mère des dieux », possède une science mantique ancienne [21], et Léthé a hérité d’elle sa fonction oraculaire, puisque - nous le verrons - elle joue un rôle dans la consultation de certains oracles. A son père Ether, lumière pure du ciel supérieur, et à sa grand-mère Nuit, Léthé doit sa dimension spirituelle et sa puissance créatrice [22], tandis que son autre mère, Eris, qui n’est pas seulement la détestable Discorde mais aussi « l’esprit d’émulation, (…) ‘ressort’ (du) monde » [23], fait d’elle une puissance d’apaisement et un principe de création, comme l’a fort bien compris Nietzsche, pour qui l’oubli est au principe de la création. Enfin, Léthé est sœur de Serment, Horkos, étymologiquement « ce qui enferme ou contraint », c’est-à-dire une violence salutaire qui oblige à tenir sa parole. A l’image de son frère, dieu de la droiture morale qu’il fait respecter au besoin par la force, Léthé, par sa puissance d’oubli, détruit et sauve tout à la fois ; d’ailleurs, ses filles, les Charites, sont de riantes divinités de la végétation, qui meurt pour revivre, et des déesses de la beauté, répandant la joie dans la nature et le cœur des hommes. Quand le mythe présente Léthé comme la fille d’Eris et la mère des Charites, il suggère, selon l’analyse du docteur B. Auriol, qu’« à la discorde succède l’oubli qui engendre la fête » [24]. L’oubli cathartique : Léthé, Trophonios et Asclépios. Essai d’interprétation Source d’oubli près du sanctuaire de Trophonios à Lébadée, Léthé joue un rôle essentiel dans le rituel oraculaire ; en effet, pour que l’oracle soit rendu, les consultants doivent d’abord boire de son eau, geste de purification psychique qui leur garantit l’écoute de Trophonios [25]. Après quoi, ils sacrifient à son génie représenté par le symbole chthonien du serpent puis ils descendent au fond de la caverne où ils entendent la réponse du héros. La source de Mnêmosunê, Mémoire, qui se trouve à côté de Léthé, leur rend le souvenir de leur identité. Dans la tradition mythologique orphique [26], ces deux sources se trouvent à la croisée des chemins, à droite celle de Mémoire, qui, selon A. Ballabriga, « permet à l’âme de renouer avec les réalités divines et célestes » et, à gauche, celle de Léthé, qui « l’écarte de ces réalités » [27]. Mais Léthé ne transcrit pas simplement un danger ou un interdit ; elle est une voie vers la connaissance qui implique une mort symbolique, à l’image de celle de Trophonios, englouti par la terre pour s’être rendu coupable de vol et de meurtre [28]. Léthé suggère une descente en soi, un oubli qui rend réceptif au message oraculaire, parce qu’elle permet une détente psychique de l’être, ouvre l’âme à l’extase dionysiaque [29] et libère les forces obscures de la psyché. Cette caractéristique chthonienne uploads/Geographie/l-oubli-peut-il-etre-benefique-l.pdf

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